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forme de l’amour des choses, il y en a une autre — consciente ou non — peut-être plus fréquente. C’est celle qui consiste à représenter l’esprit, dans sa recherche de la science, comme animé du désir de dominer, d’étendre son pouvoir sur l’univers[1]. Le but ultime de la science serait alors le moment où l’esprit pourra dire de l’univers : il est à moi. Conception qui répond parfaitement à la haute idée que l’homme a de lui-même, mais qui est en contradiction manifeste avec sa condition réelle dans le Cosmos. Et d’abord pourquoi lui, lui seul, serait-il privilégié ? Pourquoi les êtres du Cosmos seraient-ils de deux natures diverses, les uns destinés à l’hégémonie, les autres réservés à la servitude ? Mais cette hypothèse, car c’est pure hypothèse, détruit l’unité du Cosmos : car il en résulte qu’il y a des êtres qui existent plus que d’autres, qui ont une réalité plus réelle que le reste. À défaut d’explication sur ce que pourrait être cette réalité plus réelle, nous ne voyons aucune raison d’admettre que l’esprit connaissant domine le monde. Tout au contraire, le moyen indiqué de cette domination, la connaissance des lois, réduit à néant cet espoir chimérique de domination. Ces mots eux-mêmes : « Connaissance des lois du Cosmos » impliquent qu’on ne pourrait rien y changer ; il y a même plus : la connaissance des lois, quelque parfaite qu’on la suppose, est incapable de faire prévoir simplement quel sera l’état de l’univers dans une seconde. Cette connaissance exigerait, au préalable, outre la connaissance parfaite des lois, la connaissance complète de l’univers jusqu’au dernier atome : ce qui demanderait un esprit d’une puissance infinie. Sera-ce l’évolution qui amènera ce résultat ? Dans un temps infini alors, c’est-à-dire jamais ?

Non, le sens attribué aux mots : « dominer le monde » doit être tout autre pour être raisonnable. L’orgueil que l’homme ressent à découvrir une loi de l’univers vient de ce que, par cette découverte, il se rend inattaquable aux apparitions multiples et contradictoires des phénomènes. Il les domine alors dans ce sens qu’il n’en sera plus dominé. Sa domination est toute négative : il a virtuellement supprimé son esclavage : il n’est plus alors, que s’il le veut bien, le jouet des multiples apparences sensibles. Et qu’y a-t-il au fond de cette ataraxie aux multiplicités contradictoires du dehors ? Il y a simplement une fixation infrangible (du moins au point de vue de la

  1. Voir les dernières lignes de l’ouvrage de Delbœuf, la Matière brute et la Matière vivante. Voir aussi, du même auteur, le Sommeil et les Rêves.