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présentent ensemble ou successivement sous l’apparence des esprits et des corps. Elle nous autorise, ou mieux nous force à proclamer, mais à proclamer simplement l’existence de cet absolu, dont la notion, quoique vide de contenu empirique, est la plus claire de toutes, la seule évidente, la seule intelligible de soi-même, en face de ces existences relatives, et sans autre rapport avec l’absolu, si même il est possible d’en concevoir un, que celui d’un objet et de son idée fausse.

III


C’est une vérité banale que rien n’égale aujourd’hui la confusion des idées. Loin de l’atténuer, le progrès des sciences, ce progrès dont nous sommes cependant si fiers, n’a fait que l’aggraver, et, suivant les expressions d’un écrivain qui avait à un haut degré le sentiment du mal présent, « les intelligences sont non seulement divisées entre elles, mais en elles-mêmes ; chaque conscience se déchire et se torture dans cette anarchie d’idées que la plupart d’entre nous cachent sous la surface indifférente ou frivole de la vie[1]». Jamais la pensée n’avait été si dénuée de principes moraux ; ce n’est pas la foi théologique seule, mais toute foi nécessaire à la vie et au caractère qui s’est affaiblie et qui a besoin d’être restaurée et raffermie. Mais, à y regarder de près, la confusion et l’obscurité qui règnent dans les esprits et que, par une modestie excessive, nous attribuons quelquefois à notre propre insuffisance, à notre incapacité, ne seraient-elles pas l’effet, en grande partie, de l’obscurité et de la confusion des choses elles-mêmes ? La première condition pour arriver à des idées distinctes et claires, sur lesquelles tous les hommes pourraient s’accorder, serait alors de reconnaître ce qu’il y a d’inexplicable dans la nature, et de l’accepter comme tel.

Au contraire, poussés par un impérieux besoin de tout expliquer, nous partons de l’idée préconçue que tout est explicable, autant dire que dans notre monde tout est vérité et harmonie. Nous ne voyons pas, ou nous l’oublions, que le monde soumis à notre expérience offre un mélange presque inextricable de bien et de mal, de vrai et de faux, que c’est vouloir justifier le faux et excuser le mal que de prétendre les expliquer, que c’est nier, en fait, la distinction même du bien et du mal, du vrai et du faux. Et cette manie de chercher des

  1. Caro, Mélanges et Portraits, II. p. 194 (1885).