Page:Revue de métaphysique et de morale - 1.djvu/234

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

défaut… » Mais il ajoutait que son principal tort était de ne pas s’habituer à l’idée que les hommes ne comprenaient pas des théories « si claires et si évidentes », et de ne pas songer que c’était « plus encore leur malheur que leur faute ». Dans la sérénité un peu hautaine de sa foi, les critiques de ceux qui ne parvenaient pas à le comprendre l’importunaient comme un vain bourdonnement d’insectes, et je l’ai souvent moi-même, en croyant l’assister, attristé seulement. Je n’y songe pas aujourd’hui sans quelque regret ; mais celui-là me jette la première pierre, qui, ayant ou pensant avoir des idées à lui, ou du moins, s’il les a empruntées, les ayant faites siennes, serait prêt à les échanger docilement contre des idées toutes différentes !

Mlle Hélène Spir, sa fille, me pardonnera-t-elle de citer, pour mieux peindre ces dernières années, un fragment de ses souvenirs ? Elle demeure loin d’ici, et la distance, comme le temps, ôte aux confidences ce qu’elles ont de plus intime et leur donne, avec un parfum exotique, comme une sorte d’impersonnalité. « Il me vient encore à la pensée, m’écrivait-elle récemment, quelques petits détails de mon enfance. Par exemple, un jour que mon père se livrait à ses réflexions, que son livre avait glissé, sans qu’il s’en aperçût, à ses pieds, et que son beau front s’appuyait sur sa main, je crus dans mon imagination enfantine que c’était de la tristesse qui l’absorbait. Et, sans bruit, je vins alors me glisser à genoux jusqu’à son fauteuil, poser ma tête tout près de lui. Bientôt je sentis une main bien douce caresser mes cheveux, et le regard si tendre de mon père se fixer sur moi. C’était comme s’il fût revenu d’un monde plus élevé à la réalité. Le moment d’après, il se montra gai et se plut à prêter l’oreille à mes répliques d’enfant. »

Il mourut le 26 mars 1890, comme un sage, non sans donner toutefois dans un sourire une larme aux deux personnes qu’il avait le plus aimées.

Sa tombe est dans le nouveau cimetière de Saint-Georges, près de Genève. Ce n’est pas, comme le tombeau de Stuart Mill, à Avignon, un mausolée de marbre blanc superbe dans la simplicité de ses lignes, et cependant il semble que la même carrière ait fourni les matériaux de ces deux sépultures. Mais ici une modeste bordure de marbre entoure seulement l’espace où croissent dans le gazon des violettes auprès d’une touffe d’iris et qu’ombrage un plant d’acacia. Au chevet de cette couche funèbre se penche ouvert un livre fait du