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qui observe en vue d’expliquer seulement, c’est-à-dire de comprendre et de formuler, est un fait appauvri, déjà une abstraction, et cette abstraction, dans sa précision plus grande, n’équivaut pas exactement au fait brut, que l’homme observe naïvement, parce qu’il se rencontre dans la trame de son existence, qu’il observe en un mot parce qu’il le vit. Et de même pour lui le concept que l’entendement saisit et formule, n’est pas l’idée vraie, l’idée totale ; celle-ci plus vague, mais plus forte et vraiment efficace, n’est accessible qu’à celui qui n’a pas rétréci sa pensée jusqu’à l’enfermer toute dans la spéculation pure. Il ne renoncera pas aux avantages que la réflexion explicative apporte avec elle ; mais il ne s’en contentera pas ; et, vivant ce qu’il pense, comme il doit penser ce qu’il vit, il réagira naturellement contre l’étroitesse d’une existence tout intellectuelle.

Rien n’est plus propre que l’étude des questions pratiques à donner à l’esprit la capacité de bien juger de lui-même ; en effet, dès que dans ces questions la réflexion abstraite est seule mise en œuvre, nous sommes choqués de l’insuffisance et de la pauvreté des résultats acquis : ce ne sont plus que de vaines constructions élevées sur une base étroite et instable, qui change presque au gré du caprice individuel.

L’ancienne métaphysique du droit ne s’était jamais peut-être complètement soustraite à ce défaut ; elle ne s’était pas assez pleinement affranchie de la direction exclusive de la raison abstraite ; son histoire nous montrerait sans doute que son point de vue s’est sans cesse élargi depuis Spinoza jusqu’à Fichte. Mais aurait-elle admis volontiers que, si nous pouvons traduire en idées les principes pratiques, ces idées sont aussi en un sens des faits, des faits d’expérience intime, des sentiments ? N’aurait-elle point hésité à dire qu’un idéal pratique n’est pas un simple concept, parce que l’abstrait pur cesse d’être un idéal ; et qu’un idéal doit pouvoir se dégager à la longue des faits eux-mêmes ? La formule exprime l’idée, sans épuiser l’idéal ; elle est donc susceptible, comme les faits, d’une évolution ; elle peut se développer vers une limite (d’ailleurs inaccessible), où elle exprimerait à la fois directement l’élément essentiel, et indirectement le contenu tout entier de son objet, à peu près comme la définition mathématique enveloppe d’une certaine façon la totalité des propriétés de la notion définie. Ici le fait, c’est la solidarité ; l’idéal, c’est le droit, et il nous semble que le vouloir, la personnalité reste, si on veut bien la distinguer de l’individualité, le meilleur fondement, la définition la plus claire de cet idéal. M. Richard a surtout manqué de mesure parce qu’il n’a voulu voir que la solidarité, c’est-à-dire le fait. Or, comme simple fait d’expérience, c’est là une donnée bien confuse et indéterminée ; c’est l’amour, il le dit lui-même en terminant ; et nous avons déjà dit pourquoi nous aimons mieux fonder le droit sur la volonté que sur l’amour ; c’est que la volonté détermine l’amour même, et par là nous entendons, non que celui-ci doive être absorbé dans celle-là ; mais que la volonté est quelque chose qui est relativement plus profond ; qu’elle peut mieux se suffire, et surtout quelle est plus apte à établir le lien désirable du fait et de l’idée. N’en est-elle pas la synthèse ?

Il nous reste à dire en terminant pourquoi nous avons attaché une importance aussi grande à un ouvrage que nous avons assez vivement cri-