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dans l’interprétation des faits et facilement reste incomplète. Tant qu’il ne s’agit que du droit positif, cette méthode est la bonne ; mais cela n’est plus vrai du droit idéal. Et nous ne voyons vraiment pas que la distance soit bien grande de cet abîme d’ignorance sur lequel M. Richard reproche au criticisme de fonder la justice à cette expérience vague et mystérieuse à laquelle il emprunte lui-même l’idée du droit. Cette expérience qui ne nous donne pas seulement la solidarité, mais cette forme supérieure de la solidarité qui est le droit, est bien près de n’être plus une expérience ordinaire. Ou bien nous conserverons au mot expérience son sens usuel ; et l’élément idéal des choses, la conscience elle-même avec sa condition d’existence, la solidarité, est ce qu’elle saisit le moins nettement ; ou bien nous lui donnerons un sens nouveau ; et cette expérience de l’idéal est précisément l’idée qui doit servir de point d’appui à la métaphysique du droit.

La tentative de M. Richard pour renouveler la méthode appliquée à l’étude philosophique du droit nous paraît révéler un sentiment assez vif, quoique imparfaitement mûri, de la vraie nature et des caractères propres des principes pratiques. Presque tout ce qu’il dit des rapports du droit et du besoin, de la corrélation nécessaire du progrès juridique et du progrès matériel, et en général le contenu des derniers chapitres nous semble d’une inspiration souvent très juste, et bien supérieur à l’analyse qu’il a faite de l’idée de droit. Sa pensée vaut mieux à notre avis que le cadre où il a voulu l’enfermer ; et nous voudrions indiquer en terminant comment on pourrait traduire cette pensée, et quelles conclusions générales on peut tirer de la question.

Les problèmes pratiques, dirons-nous, ne sont accessibles ni à une méthode exclusivement rationnelle, ni à l’expérience seule. La distinction du fait et de l’idée est l’œuvre de la raison spéculative et abstraite. Notre raison veut la précision avant tout ; elle ne précise qu’en distinguant. Ses objets se distribuent ainsi en deux classes, les faits et les idées, et à chacune elle prête, en la pensant à part, une sorte de réalité propre. Tant que nous restons placés à un point de vue exclusivement théorique, et que le besoin de clarté efface tout le reste, il faut que tout objet d’étude soit soumis à cette condition, inséparable de la raison. La possibilité de traiter des mêmes choses aux deux points de vue, l’opposition de l’observateur et du métaphysicien sont de premières marques de la valeur toute relative, de la signification avant tout analytique de cette distinction ; mais cet avertissement est encore insuffisant ; cette remarque nous fait gagner peu de terrain, parce que la raison abstraite est impuissante à réaliser une synthèse dont l’idée peut déjà cependant s’imposer à elle. Que maintenant le philosophe brise ce cadre un peu étroit, pour vivre de la vie de tous ; qu’il se détourne de cette existence factice que l’abus de la spéculation tend à lui faire, non pour s’enfermer dans les sciences particulières (il n’y gagnerait rien à cet égard), mais pour se mêler à la vie réelle ; et il s’apercevra bien vite que la complexité de cette vie, qui est la réalité même, et dont les objets divers des études spéculatives se sont détachés grâce à des conventions plus ou moins explicites, ne se prête plus à ces distinctions tranchées qui lui sont familières. Il sentira que le fait, tel que l’imagine celui