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IV


Qu’est-ce qui pouvait bien résulter de cette fameuse polémique de Zénon ? Était-ce une vue métaphysique des choses qui allait être transformée ? Il est possible, probable même qu’au temps de Zénon on ne séparât pas le domaine scientifique du domaine métaphysique. Mais du moins il nous est permis de dire que la science allait tirer profit de cette dialectique, relative à des idées aussi importantes que le continu de l’espace et du temps. Substituer à la conception des lignes comme sommes de points, ou du temps comme somme d’instants, le concept de la durée et de l’étendue continues, c’était presque donner la vie une seconde fois aux Mathématiques, c’était renverser les écueils que leur propre créateur, Pythagore, dressait contre elles par sa conception. Otez à l’étendue géométrique la possibilité d’être indéfiniment divisible, et d’abord — nous l’avons dit — vous vous heurtez à l’existence des incommensurables[1]. En outre le concept du continu est le fondement de la géométrie et de l’analyse ; c’est le fondement de la génération des lignes et des surfaces en géométrie ; c’est le fondement de toute étude de variation en analyse. Il se retrouve à la base des notions essentielles de limite, de dérivée, de différentielle, c’est-à-dire, en somme, à la base du calcul différentiel et intégral. Je ne prétends pas que Zénon ait prévu toutes les conséquences du concept qui par lui allait s’éclaircir. Que dans sa pensée,


    corps devant lequel passe le mobile ; c’était presque déclarer que l’argument suppose des temps égaux nécessaires pour des espaces parcourus égaux. Mais, en tout cas, Zeller, prenant à l’égard de Zénon la même position qu’Aristote, conclut à l’absurdité de l’hypothèse, sans prendre garde que c’est peut-être ce que veut justement établir l’Éléate.

  1. Il y a aujourd’hui, parmi les historiens des mathématiques, une tendance générale à reconnaître au moins un rapport entre la dialectique de Zénon et les difficultés que présentaient à son époque quelques notions mathématiques essentielles. M. Cantor, par exemple, n’a pas hésité à consacrer quelques pages à Zénon, dans ses Vorlesungen. Il ne présente pas la polémique de l’Éléate comme visant les conceptions pythagoriciennes ; ce sont les atomistes qui, à ses yeux, formant les corps à l’aide d’un nombre déterminé d’éléments, se posent en contradiction avec l’existence démontrée déjà des longueurs irrationnelles ; et les exagérations de Zénon (on voit la distance qui sépare M. Cantor de M. Tannery) sont expliquées par le sentiment très net qu’il dut avoir de cette antinomie effrayante du nombre et de l’étendue, certaines étendues ne pouvant correspondre à aucun nombre. Avec M. Tannery, nous allons plus loin : Zénon a voulu contribuer à éclaircir la notion vraiment mathématique de l’étendue et de la durée continues.