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cept scientifique, rien n’est plus naturel que de rencontrer parfois chez certains esprits quelque chose qui soit comme un souvenir du premier âge, comme un retour plus ou moins conscient à la notion primitive. Eh bien, voulez-vous que je vous montre de nos jours un exemple frappant d’une sorte de réminiscence de la notion pythagoricienne du nombre ? Vous connaissez tous, au moins de nom, M. Renouvier, l’un des philosophes français les plus puissants et les plus originaux, l’un des penseurs qui sans contredit feront le plus honneur à notre siècle. Une théorie qui lui est chère et qui constitue, on peut le dire, un des points fondamentaux de sa philosophie, est celle qu’exprime sa loi du nombre. Qu’est-ce que cette loi ?

Si j’ai devant moi, dans un sac, par exemple, des jetons et des billes, et si je dis que les objets contenus dans le sac sont certainement en nombre déterminé, connu ou inconnu, je me conforme purement et simplement à la notion scientifique du nombre : il y a là des objets définis, de dimensions déterminées, et l’opération qui consisterait à les compter se terminerait sûrement (abstraction faite des difficultés matérielles auxquelles on se heurterait peut-être), puisque la seule enveloppe qui les entoure limite dans l’espace le volume qu’ils occupent. Notre affirmation de l’existence du nombre ne sera ici contestée par personne ; elle est simplement conforme, encore une fois, à la définition du nombre. Mais prenons un autre exemple, et rejetons ce qui, dans le cas précédent, donnait nécessairement lieu à un tout, à un ensemble que l’esprit n’eût qu’à nombrer : 1° la définition précise des objets ; 2° une garantie de ce fait que leur dénombrement aurait une limite. Supposez que je brise ce coupe-papier en deux morceaux, puis que chacun des morceaux soit partagé en deux autres, de telle façon que j’aie sous les yeux quatre morceaux ; supposez enfin que cette opération se continue aussi longtemps qu’il nous plaira. À chaque instant — que vous puissiez les compter ou non — vous affirmerez que le coupe-papier a été décomposé en un nombre de morceaux. Eh bien, M. Renouvier va plus loin. Il dira, d’une façon absolue, sans désigner d’instant dans cette suite d’opérations : « Ce coupe-papier se compose d’un nombre déterminé de parties ». Sentez-vous bien en quoi le nombre, dont il s’agit ici, dépasse la simple définition ? On n’indique pas à quel moment on compte les morceaux ; on fait même abstraction de la loi de division qui est choisie ; de sorte que d’une part les parties dont on dit que le coupe-papier contient un nombre déterminé, ne