Page:Revue de métaphysique et de morale - 1.djvu/142

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

si douloureusement l’humanité ; de là aussi, à cause des misères qu’engendrent ces luttes, l’idée d’une voie nouvelle à tenter, d’une autre conduite à tenir. Il faut restaurer l’unité détruite. Mais est-ce bien la restaurer que de la concevoir encore sous les formes de la sensibilité, que de chercher le suprême remède au mal dans la contrainte de la loi ? La grande erreur de la plupart des théologiens et des philosophes, selon Spinoza, c’est de croire que la loi qui commande peut, uniquement parce qu’elle est la loi, nous conduire au salut. Et cette erreur s’appuie d’abord sur la fausse conception d’une volonté libre, qui pourrait par décision catégorique s’incliner vers le bien comme vers le mal ; elle s’appuie en outre sur une fausse assimilation de la vie morale à la vie sociale. La loi impérative n’a de valeur complète que dans l’ordre civil qui ne comprend pas l’individu tout entier ; elle suppose une activité qui se distingue d’elle et qui rencontre en elle sa limite ; elle est donc toujours par quelque endroit extérieure à l’individu qu’elle gouverne ; ou bien, si l’on admet qu’elle pénètre entièrement l’individu, qu’est-ce à dire sinon que l’individu est la loi vivante ? Quand on invoque la loi pour maîtriser la puissance intérieure de l’individu, on ne fait qu’aiguiser en lui le sens du mal, que stimuler la tentation. La loi, c’est la pensée de la faute possible, c’est le souvenir de la faute commise, c’est l’image obsédante du péché ; la loi, c’est le péché. Avec la loi qui se donne comme absolue s’introduit dans l’homme déjà divisé un principe de scission plus profonde : les sentiments naturels sont pervertis ; il y a des joies mauvaises, il y a des tristesses bonnes ; l’homme étant plus près de se soumettre quand il est abattu, on lui fait une honte de son plaisir, et de sa souffrance un mérite ; on l’appesantit dans l’idée de l’épreuve et de l’expiation. La loi ainsi imaginée pour contraindre la sensibilité s’entoure et se fortifie de toutes sortes de représentations sensibles ; sous la forme de la loi, c’est une puissance tyrannique que l’on se figure, s’opposant capricieusement à nos caprices, violemment à nos violences. Ce n’est pas l’unité dont l’âme a besoin. C’est au contraire la dualité irréductible de deux forces étrangères qui se combattent sans merci, ne se pénètrent que dans la souffrance et ne s’annihilent que dans la mort. Que cesse donc le règne de la servitude et de la loi ; qu’advienne le règne de la liberté et de l’amour.

Ainsi apparaît comme vaine toute formule de la moralité : c’est précisément détruire la moralité que d’en chercher la formule. La