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toujours et partout, cesse d’être le verbe éternel ; il se conjugue, et l’on dit de Dieu : il sera. Quand Renan a sanctifié cette force inépuisable de la nature génératrice, il s’est écrié : « Je crois à Dieu le Père » ; est-ce le fils maintenant qui peut dire au père : tu seras ? Quel blasphème est pire ? Il ne faudrait plus nous dire alors que Dieu appartient à la catégorie de l’idéal, il faudrait conclure qu’il appartient à la catégorie de la contradiction. Conclusion inévitable pour Renan : car celui qui avait reconnu que Dieu est esprit n’avait pas le droit de subordonner l’existence réelle de cet esprit à la réalité des choses temporelles. C’est, en définitive, pour avoir négligé le problème de l’Esthétique transcendantale que Renan aboutit ainsi à des solutions contradictoires en logique, en morale, en théologie. Celui qui a été regardé parfois en France comme le chef de l’école critique s’arrête là précisément où commence la Critique de la raison pure. Il a pu s’inspirer de certaines idées de Hegel ; au fond, il est antérieur à Kant.

Dès lors on peut dire comment il faut entendre l’expression de dilettantisme, si souvent employée pour désigner le relativisme de Renan. Si ce mot signifiait uniquement indifférence vis-à-vis de la vérité, détachement de toute moralité, raffinement d’égoïsme qui tourne toute chose en spectacle et tout spectacle en jouissance, ce serait à la fois une grossière méprise et une grande injustice que de l’appliquer à un penseur tel que Renan, de le représenter tel que lui-même a dépeint l’Antéchrist. Mais il est possible de donner à ce jugement un meilleur sens, on peut entendre que c’est l’idée de la beauté qui domine toutes les conceptions de Renan, que la beauté est, dans sa doctrine, la catégorie suprême, la seule qui se suffise et qui explique les autres. En effet, la vérité, la moralité, la religion doivent avoir un objet, puisqu’elles sont conçues comme des relations ; et puisque l’esprit est nécessairement incapable de donner à cet objet une existence permanente en dehors de lui-même, il s’ensuit que cet objet est une création de l’esprit, apparaissant et disparaissant avec l’acte même d’intelligence qui le conçoit. Or tel est le caractère de l’objet esthétique : il naît sous le regard, croît avec l’amour, meurt avec l’âme. Être beau, c’est être contemplé comme tel. Donc, appliquer au monde cette catégorie de la beauté, en ramener toutes les qualités et toutes les manifestations à n’être que des modes de la beauté, faire de l’univers une harmonie, c’est l’unique moyen de le comprendre, l’unique moyen de le justifier ; car la beauté est la seule des relations idéales qui se crée à elle-même son objet, sans réclamer un principe antérieur qui en soit le fondement, sans attendre un résultat ultérieur qui en soit la vérification. Elle satisfait à la fois à l’idéalisme qui en reconnaît l’origine dans la liberté de l’esprit, et au positivisme qui exige que toute représentation correspond à une réalité dans le monde concret. Par suite il était nécessaire que l’œuvre de Renan aboutit, en fin de compte, à une doctrine esthétique ; et c’est là aussi ce qui la condamne définitivement. En effet, la beauté ne peut être la fin de l’univers. Et Renan lui-même, en même temps qu’il admettait volontiers que les sentiments moraux et religieux fussent, avant tout, des sentiments esthétiques, refusait nettement de subordonner la beauté à la vérité : car le beau peut reposer sur une illusion, le vrai ne