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rendre adéquate aux choses, et de s’y assimiler enfin. Il met son imagination au service du réel, il emploie sa puissance de raisonnement à retrouver cette logique intérieure qui conduit les idées, les hommes ou les choses ; ainsi les quelques faits qui ont échappé à l’oubli seront reliés entre eux par une chaîne que forme, sans l’intervention de la volonté, une sorte de travail involontaire de la pensée : œuvre toute désintéressée, toute personnelle en même temps ; la critique vaut exactement ce que vaut le critique, car c’est avec son âme qu’il ranime les âmes mortes. Le critique est créateur d’âmes ; il est poète. La vérité critique est œuvre de poésie. Nul n’a confirmé cette proposition de façon plus brillante que Renan lui-même. L’histoire était pour lui matière à divination, si bien qu’il s’interdit tout autre problème que ces problèmes obscurs des origines, qu’il comparait à ceux de l’embryologie ; il s’arrête dans l’étude des origines du christianisme au moment où se fait la pleine lumière, où la vérité est à la portée d’un compilateur consciencieux comme l’abbé Fleury. Son originalité n’est à l’aise que dans des tentatives de reconstruction, où les couleurs n’apparaissent que faiblement et lentement, à l’aide de touches délicates et d’insensibles nuances, où les oppositions s’amollissent et se fondent, où les objets se peuvent baigner dans une atmosphère de douceur qui émane de l’âme même de l’auteur, où les héros, quels qu’ils soient, Jésus, Marc-Aurèle, Spinoza, peuvent recevoir la ressemblance de l’esprit qui les a ressuscités.

La science, en tant qu’elle est susceptible d’une entière exactitude, a pour unique objet les signes mêmes des choses ; elle n’étudie dans ces signes que leurs rapports réciproques, sans aucune considération de leur signification interne ; la sensibilité et l’imagination ne peuvent qu’égarer la science parce qu’elles cherchent toujours à se représenter leur objet sous la catégorie de la réalité. Les notions premières de la science, le mouvement, l’atome, l’éther échappent à toute espèce d’intuition, aussi bien qu’une expression algébrique ; ce sont simplement des conventions, posées en vertu d’une loi qui est précise, parce qu’elle est tout abstraite. Le symbolisme qu’elles engendrent se suffit à lui-même parce qu’il satisfait aux conditions de la méthode, et se poursuit infailliblement par le progrès de cette méthode. De là cette conclusion : la vérité scientifique n’est pas le privilège d’un individu, puisqu’elle n’est pas le fruit d’une pensée originale ; née d’un procédé intellectuel qui ne peut différer d’un esprit à un autre, elle est exactement pour l’un ce qu’elle a été pour l’autre. Nul ne peut refuser de l’admettre, ou prétendre l’interpréter ; elle s’impose à tous avec une égale autorité, elle a une valeur universelle. Par suite, nulle révolution ne peut en détruire les caractères immuables, en compromettre la certitude ; elle existe en soi, comme un être réel ; elle a une valeur objective ; et il est légitime de parler de l’avenir de la science.

Étant donnée cette conception de la critique, étant donnée cette conception de la science, Renan a affirmé sans démonstration que l’histoire reposait sur la critique et que l’histoire constituait une science.

Ce rapprochement de deux conceptions au fond inconciliables permet peut-être de découvrir les bornes où la pensée de Renan est restée enfer-