Page:Revue de métaphysique et de morale, supplément 6, 1907.djvu/16

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de 1791, après la lecture de la Critique du jugement. À partir de 1791 Schiller devient donc un ardent néophyte, tout en marquant le kantisme au coin de son originalité ; c’est l’époque où il publie une série d’écrits, dont le thème essentiel est, au fond, à travers les différentes formes de l’art, l’idée kantienne du conflit de la nature et de la moralité ou de la raison (dans le tragique) ; ou du triomphe de la moralité sur la nature (dans le sublime), de leur conciliation harmonieuse (dans la grâce) — ou bien c’est, comme dans le Kallias, un effort pour compléter la pensée de Kant (recherche d’un principe objectif du beau, mis en doute par Kant) : ce qui est encore une manière de le suivre.

Durant toute cette période de réflexion philosophique la poésie a tort. La tendance poétique réapparaît en 1795 sous l’influence de Gœthe : une sorte de conflit, puis d’équilibre s’établit entre la philosophie et la poésie. Ce retour à la poésie s’accentue et devient définitif à partir de 1796. Jusqu’en 1805 les lectures et analyses philosophiques ne sont plus qu’accidentelles et sont principalement provoquées chez lui par le souci d’initier Gœthe à la philosophie. En dépit de quelques manifestations antiphilosophiques et même anti-kantiennes, Schiller au fond demeure attaché aux idées fondamentales de la Critique. Par contre, il manifeste un éloignement manifeste pour le romantisme et pour ses représentants en philosophie (la deuxième doctrine de Fichte, Schelling, Schleiemacher, Schlegel).

Ayant ainsi caractérisé les phases de la vie littéraire de Schiller, M. Vorländer passe à l’examen de sa philosophie proprement dite, c’est-à-dire en somme au rapport entre le rigorisme moral et la beauté morale.

Il expose dans un premier chapitre ce qu’est le rigorisme moral et comment il se justifie ; puis il montre en Kant le représentant par excellence de ce rigorisme et il analyse à ce point de vue ses principaux ouvrages ; il établit enfin, à l’aide de la correspondance et des écrits philosophiques de Schiller, qu’à ce rigorisme le poète a, lui aussi, rendu hommage. Mais Schiller ne s’est pas contenté de ce rigorisme, il a prétendu le dépasser par une théorie où il s’efforce de s’élever au-dessus de l’opposition de la Nature et de la liberté, de la chair et de l’esprit, et d’opérer leur réconciliation dans une harmonie supérieure.

Le rapprochement de Gœthe avec Kant, qui constitue la seconde partie du livre de M. Vorländer, est plus délicat à établir. Gœthe a commencé par l’ignorer et quand il l’a connu, ç’a été pour s’opposer à lui à la fois comme disciple de Spinoza et de Herder et comme poète de la nature. À son retour d’Italie, en 1788, il trouve Iéna tout plein du bruit qu’y a fait la nouvelle philosophie ; force lui est bien d’en prendre connaissance ; son initiateur dans la Critique de la Raison pure, durant l’hiver 1788-89, C’est Wieland. La Critique du jugement le frappe surtout : il croit y trouver de l’analogie avec ses propres idées sur la nature, et il commence à s’intéresser davantage à la Critique de la Raison pure qu’il annote ou qu’il souligne ; il annote aussi la Critique du jugement, surtout la partie téléologique. Plus tard il lit les Éléments Métaphysiques de la Nature : l’idée que la matière est inconcevable sans une force d’attraction et de répulsion lui plaît. Par contre la doctrine du mal radical choque ses sentiments les plus profonds, et répugne à son hellénisme.

Pour qu’il pénètre davantage en son intimité, il faudra l’intermédiaire de Schiller. Schiller, der gebildete Kantianer, lui fait comprendre la théorie des idées qui jusqu’alors lui avait échappé et le rapport de l’idée à l’expérience. Alors il se met à donner son approbation aux écrits kantiens de Schiller, et, à mesure qu’il se rapproche de Schiller et des universitaires d’Iéna, tout imbus de Kantisme, il s’éloigne de Herder, son vieil ami. Pour ce qui concerne l’esthétique et son rapport (il faudrait dire son entière séparation) avec la morale, il adopte les vues de son milieu, de Schiller, de Humboldt, de H. Meyer : et ce sont des vues kantiennes. Il s’habitue peu à peu à la terminologie kantienne : il parle de Kant avec admiration et respect. De temps à autre quelque boutade révèle pourtant le poète de la nature — mal à l’aise dans cette philosophie contre la nature, et, quand, avec Schelling, la Critique se transforme en une philosophie de la nature, Gœthe sent pour elle une autre sympathie.

Après la mort de Schiller, qui avait été en philosophie son conseiller et son guide, Gœthe se détourne de plus en plus de la philosophie, sans pourtant l’abandonner tout à fait. En 1817, ses études botaniques le ramènent à l’étude de la philosophie kantienne et il examine historiquement l’influence que Kant a pu exercer sur ses propres travaux : il écrit quelques articles philosophiques et, en dépit de sa reconnaissance pour ce qu’il doit au Kantisme, on saisit encore ici la divergence qui sépare le point de vue du poète de la Nature, et le point de vue