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la plus agressive, la clef de voûte de son système : la vie est liberté, la vie est spontanéité, elle échappe au calcul ; la matière la limite, — tout comme l’ouvrier dépend de son outil, — mais elle n’en détermine pas la direction pas plus qu’elle ne lui donne son impulsion. — La libre activité créatrice étant le fond du réel, le Temps, la durée, doit occuper une position centrale dans le système de Bergson. Pour lui, suivant M. Balfour, — et sur ce point peut-être l’interprétation ne pourrait-elle être contestée ? — le Dieu que suppose l’ « évolution créatrice » doit-il nécessairement être conçu comme soumis à l’évolution et au temps qui jaillissent de son impulsion créatrice ?

L’aspect peut-être le plus fondamental de cette théorie, c’est la relation qu’établit M. Bergson entre cette libre conscience créatrice, d’une part, et, d’autre part, la vie organisée et la matière inorganique, c’est-à-dire l’univers du biologiste, du chimiste et du physicien. La vie est caractérisée par le libre emploi qu’elle fait de l’énergie accumulée dans l’organisme, et par les décharges soudaines et quasi explosives de ses accumulations, — si bien que M. Bergson paraîtrait disposé à attribuer quelque chose de la vie à tout système naturel qui accumulerait de l’énergie, en en arrêtant la dégradation. Au surplus, ce qui importe ici, — et c’est par là que la doctrine de Bergson rompt définitivement avec le mécanisme, — c’est la manière dont s’accomplissent ces décharges : que le fil qui provoque la détente soit aussi ténu qu’on voudra, s’il est actionné par des forces mécaniques, le déterminisme vous tient encore dans sa griffe ; mais si vous introduisez dans le système une nouvelle force, — c’est-à-dire une nouvelle création, — quand bien même elle serait beaucoup trop menue pour être enregistrée par aucun instrument, si c’est elle qui presse la détente ou qui dirige l’explosion, la réalité de la contingence est établie, et toute notre conception de l’univers physique est transformée.

La métaphysique de Bergson, d’aitleurs, dépasse singulièrement l’affirmation de cette contingence. Mais d’où vient la vie individuelle, d’où vient la matière, quelle est la relation fondamentale de ces deux principes ennemis ? La matière paraît être, pour Bergson, un déchet, ou un bye-product, du processus d’évolution. Mais pourquoi la libre conscience produit-elle ou laisse-t-elle tomber ensuite une matière mécaniquement déterminée ? pourquoi se laisse-t-elle morceler en individualités séparées ? En d’autres termes, — et c’est la question qui se pose pour l’acceptation de toute métaphysique, — sur quelles bases s’appuiera-t-on pour nous demander d’àccepter la métaphysique de Bergson ?

La réponse à cette question nous est fournie par la partie la plus suggestive et la plus importante de la doctrine : par la théorie de la connaissance. L’"intelligence (et non la raison, comme écrit à tort M. Balfour) est orientée vers la matière ; l’instinct, dans de rares moments de tension où la mémoire semble ne faire qu’un avec la volonté dans l’impulsion vers l’acte, connaît la liberté, touche le réel, et suit la vague du Temps, qui, en avançant, crée. D’ailleurs, cet instinct doit différer sensiblement de l’instinct des fourmis et des abeilles : mais M. Bergson n’a nulle part clairement expliqué cette différence. Du moins cette hardie construction métaphysique a-t-elle le mérite éminent de s’étayer de menues analyses scientifiques extrêmement remarquables et élaborées, qui font de la métaphysique de Bergson une métaphysique positive et, en quelque sorte, empirique : telle la comparaison de l’œil du mollusque avec l’œil de l’homme, apportée à l’appui de cette idée que les lignes divergentes de l’évolution supposent une source commune, supraphysique.

Cependant, une question se pose, que M. Bergson devra résoudre. Ce ne sont pas les faits scientifiques qui donnent à son système son fondement solide ; car ils peuvent être quelque jour « expliqués » scientifiquemment : ils l’illustrent plus qu’ils ne le fondent. En réalité, le système découle de deux sources qui sont tout autres : 1° de la théorie de la connaissance, et de l’impuissance manifeste du naturalisme à expliquer par des forces irrationnelles les facultés qui nous permetten d’arriver au vrai, et leur autorité ; — 2° de la croyance dans des valeurs et dans la nécessité d’en tenir compte : sinon, M. Bergson parlerait-il comme il le fait de la.liberté, de la volonté créatrice, de la joie, de la matière comme d’une ennemie, de l’univers comme du champ de bataille de la.nécessité et de la liberté ? « .Cet idéal quasi éthique est infiniment loin du pur naturalisme. Eri introduisant la volonté créatrice, derrière le développement, M. Bergson a indubitablement modifié d’une manière profonde tout le drame.de l’évolution. La conscience a pris la place de ïa matière et du mouveiment. Mais on ne saurait en rester là. Quelle est cette chose pour laquelle lutte la conscience. ? Pourquoi veut-elle imprégner la matière de contingence ? Dans quelle mesure peut-elle réussir ?… Une