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tient de ses rapports avec le reste de l’univers (p. 262). « Le bien reste toujours la préférence de la nature… ; le bien le plus haut est la préférence de la nature la plus éclairée. Cette préférence est toujours un mystère. » Elle est aussi tout jours personnelle. L’action étant bonne dès qu’elle est voulue avec réflexion, toute action peut être dans ce cas selon le caractère du sujet, et il n’y a point de bien que l’on puisse définir universellement en sa matière et imposer à toute volonté. Rien ne peut donc être commandé à tous ni pour toujours. « Chaque homme se dirigera donc par des maximes particulières, s’il est sensé, s’il veut vivre sa vie, comme il est naturel et raisonnable » (p. 274).

N’est-ce pas la suppression de la morale, si, avec tout le monde, on entend par là un système de préceptes universels ? Nullement, M. Pradines ne se donne point pour un « immoraliste ». Il nie la valeur objective des lois scientifiques, mais non leur valeur pratique ou pragmatique : ce sont des à peu près commodes et qui réussissent. De même il nie toute nécessité pratique objective, toute vérité morale. Mais il admet l’existence de préceptes éprouves dont l’expérience a montré qu’ils rendent la vie possible et surtout la vie en commun. Ils constituent la morale publique dont M. Pradines nous expliquera dans un autre ouvrage l’origine et la signification.

Cette indication rapide, seule conclusion positive, en deux pages, de ces mille pages de critique et de négation laissera sans doute les lecteurs de M. Pradines un peu rêveurs. Ces règles de la morale publique énoncent-elles, à titre purement théorique, les conditions de la vie en commun et sont-elles destinées à éclairer simplement la résolution réfléchie à susciter, en se composant avec les tendances de chacun, une décision qui sera toujours personnelle, imprévisible et libre, sans cesser d’être morale ? Nous retournons alors à l’immoralisme. S’imposent-elles pratiquement à la volonté, comme les lois scientifiques au jugement, mais avec un certain coefficient d’incertitude, comme des à peu près, des inventions commodes, mais, à ce titre, valables, nécessaires pour tout esprit sensé ? Nous revenons à la tradition morale. Car enfin ces règles, même à titre d’expédients provisoires et surtout sans valeur absolue, n’en ont pas moins la prétention de prévoir ce que l’on doit faire, de déterminer la contingence de notre être, et d’universaliser notre action personnelle. Alors, à quoi bon ces deux volumes d’ingénieuse et vaine dialectique ?

La Morale du Bonheur, par Clodius Piat, 1 vol. in-8 de 263 p., Paris, Alcan, 1910. — Nul ne conteste que la pensée catholique ne mérite de nos jours l’attention du philosophe, et qu’il serait injuste de la traiter avec dédain : pourtant, il est difficile de s’expliquer un livre comme celui-ci, qui, sans aucune trace de pensée personnelle, ne garde même pas de la culture scolastique le goût de l’argumentation serrée et du raisonnement rigoureux. On dirait que la seule concession que l’auteur veuille faire à son temps, ce soit de ménager sa frivolité, et qu’il espère lui complaire par exemple en citant pêle-mêle Aristote, St Thomas, Platon et Paul Janet, Alexandre Dumas fils et M. Louis Mercier, « qu’il faut classer parmi les plus grands de nos poètes » (p. 22). — M. Piat part de l’affirmation que tout ce qui fait le prix de la vie, c’est le bonheur ; il n’analyse nulle part cette idée de bonheur, mais lui substitue aussitôt cette autre formule, que le but de la vie c’est le meilleur ; il passe de là à la notion d’obligation morale, qu’il ne voit pas la moindre difficulté à donner comme équivalente aux deux précédentes ; quant à cette obligation, elle est à la fois pour lui un impératif de raison et un décret de Dieu, et il se contente de juxtaposer simplement les deux conceptions. Il découvre ensuite que, sous la variabilité des préceptes moraux, un fond commun subsiste ; il consacre un chapitre au mobile de la moralité, qui est tout ensemble, dans un mélange inextricable, le respect kantien, et la charité chrétienne, et la soif du bonheur ; enfin il s’attache à justifier l’idée catholique des sanctions. Il était difficile, nous semble-t-il, d’écrire un livre sur la morale d’où fût plus complètement absent le sentiment de ce qu’est le problème moral.

Le Problème de Dieu et la Théologie chrétienne depuis la Réforme, par Victor Monod, 1 vol. in-8 de 169 p., Foyer solidariste, Saint-Blaise et Roubaix, 1910. — La première qualité qui frappe, en lisant cet ouvrage, est celle de l’esprit de l’auteur : vigueur, précision, lucidité ; absence de toute rhétorique, non de toute émotion ; intérêt passionné pour la question qu’il traite et pour les conséquences qu’il espère en voir sortir. Un livre de cette sorte se fait toujours lire. L’étude est historique, mais elle ne vise pas à exposer l’histoire intégrale de l’idée de Dieu dans les temps modernes ; cela va de soi. Elle est la préface, ou plus exactement l’analyse préliminaire ouvrant la route à un ouvrage dogmatique que