Page:Revue de métaphysique et de morale, supplément 2, 1913.djvu/2

Cette page a été validée par deux contributeurs.

d’esprits et de dieux. Ainsi les dieux, loin d’être à l’origine des religions, n’en seraient qu’un produit après tout subsidiaire. Par contre, ce qui conditionne primitivement la religion, c’est la vie sociale, ce sont les sentiments collectifs et les représentations collectives ; non pas toutefois des sentiments et des représentations simplement multipliés parce que les consciences individuelles qui en sont le siège sont rassemblées et agrégées, mais parce que de la vie en commun, au cours des cérémonies rituelles notamment, se dégagent des forces nouvelles, transcendantes par rapport aux individus. La pensée religieuse est un produit synthétique de la vie collective, irréductible aux consciences individuelles. Elle n’est pas un simple épiphénomène, elle est avant tout une force agissante et créatrice. Ainsi s’expliquerait la haute et nécessaire fonction de la religion, que rien, dans la vie profane, ne saurait remplacer, et qui, aujourd’hui même, malgré les apparences contraires, a devant elle, autant d’avenir qu’elle a de passé derrière elle.

Mais la religion n’est pas seulement un système de pratiques. « C’est aussi un système d’idées dont l’objet est d’exprimer le monde » (p. 611). À ce titre, elle est la mère de la science. La pensée scientifique n’est qu’une forme plus parfaite de la pensée religieuse. L’histoire des croyances primitives le prouve : ne sont elles pas de premières ébauches d’explication de l’Univers ? Cependant on n’aperçoit pas au premier abord comment la religion a pu engendrer les idées fondamentales de la science ; autrement dit, comment la vie sociale a pu engendrer la pensée logique. La difficulté provient, selon M. Durkheim, de ce qu’on ne voit ordinairement dans le concept qu’une idée générale. Le concept est en outre une représentation impersonnelle, et c’est dire ses origines. « S’il est commun à tous, c’est qu’il est l’œuvre de la communauté. » Les idées générales correspondent à la manière dont la société pense les choses de son expérience propre. C’est donc sur le sentiment collectif que repose en définition l’autorité des concepts. Aujourd’hui même, il ne suffit pas qu’une idée scientifique soit vraie pour emporter adhésion. « La foi scientifique ne diffère pas essentiellement de la foi religieuse » (p. 625).

Si la connaissance scientifique a une origine sociale, il en est de même de ses principes, les catégories de l’entendement, en particulier les catégories de classification et de causalité. Les interminables disputes entre empiristes et aprioristes prendraient fin, semble-t-il, si l’on avait enfin égard au rôle joué par la société dans la genèse de ces idées, et si l’on reconnaissait que « les impératifs de la pensée ne sont qu’une autre face des impératifs de la volonté » (p. 527).

Dans cette ingénieuse théorie, il y a vraisemblablement une large part de vérité. Elle explique mieux que les doctrines antérieures le côté pratique, le rôle efficace et dynamogène de la religion, la synthèse qu’elle opère des actes et des croyances. Mais, comme on peut en juger par le bref aperçu qui précède, ce n’est pas à une thèse purement sociologique, de sociologie positive, que s’est borné l’auteur. Son ambition est plus haute, ou plus métaphysique, et c’est en même temps la théorie de la connaissance qu’il espère renouveler en la rattachant à une théorie de la religion. On nous permettra de juger un peu sommaire son argumentation en faveur de la genèse sociale des catégories intellectuelles, et même sur l’origine sociale des idées générales. Si une telle hypothèse concilie l’apriorisme et l’empirisme, ce n’est peut-être que parce qu’elle supprime artificiellement les difficultés du problème. L’autorité des principes rationnels n’a rien de commun avec l’autorité des croyances religieuses, et n’est-ce pas jouer sur les mots que d’assimiler le sentiment de la nécessité logique au sentiment de l’obligation morale. L’impersonnalité est, dit-on, le trait distinctif de la pensée logique. Soit, mais pourquoi imputer à la vie collective le rôle déterminant dans la création de cette atmosphère impersonnelle où baignent les idées ? Le lien entre les cérémonies, les périodes d’exaltation ou de dépression collectives et la pensée logique, que M. Durkheim croit apercevoir nettement, nous paraît surtout imaginaire. Si la science est sortie de la religion toute seule, c’est-à-dire s’il n’y a à la source de la connaissance et de la curiosité positives d’autres principes que ceux qui ont engendré la croyance et la spéculation religieuses, la bifurcation qui s’est produite beaucoup plus tard dans l’évolution des deux ordres d’activités demeure inexplicable. On ne conçoit pas que la science et la foi puissent s’opposer l’une à l’autre aussi radicalement, si elles procèdent d’une même impulsion. En fait, la pensée rationnelle ne doit pas seulement à la vie sociale son existence ; elle résulte probablement du concours de la vie collective avec un ordre d’activité mentale encore plus primitif chez l’homme, et véritablement présocial.