presque exclusivement les formes primitives et instinctives de l’esprit : l’imagination et la poésie, la force et l’origine du droit. Elle conçoit l’esprit comme un développement, un cours progressif, qui, une fois atteint un certain niveau, tombe et recommence (ricorsi). Pour tirer un sens clair et plausible de la théorie des cycles de développement, M. Croce y applique avec un soin tout particulier sa distinction des trois points de vue. Vico a constaté en fait que l’histoire de Rome parcourt un cycle qui semble se répéter au moyen âge. De là il déduit cette loi d’évolution sociale que les nations s’élèvent progressivement de la barbarie des sens à la civilisation, mais finissent par aboutir à la barbarie de la réflexion, et retombent alors dans la barbarie des sens pour recommencer un nouveau cours. La vérité philosophique que l’on peut extraire de là, c’est qu’il y a un enchaînement nécessaire entre les époques d’imagination créatrice et les époques d’intelligence réfléchie, de telle sorte que les secondes sortent des premières par développement, et que des secondes l’on retourne aux premières par un processus de décomposition.
Le cours des nations est gouverné par un principe que Vico appelle la providence divine. Par ce terme il entend, d’une part, en un sens subjectif, la croyance qu’ont les hommes en une divinité providentielle quelconque, et d’autre part, en un sens objectif, l’opération effective de la providence même. Or, en ce dernier sens, il conçoit la puissance qui gouverne l’histoire, comme une raison immanente, aussi éloignée du fatalisme que du hasard, agissant avec liberté et sagesse par des causes secondes et des voies naturelles, d’une manière bien différente de la providence transcendante et miraculeuse que les théologiens se plaisent à décrire.
Il est vrai, toutefois, que l’histoire des nations tourne dans un cercle, et que l’idée de progrès ne s’y fait pas encore jour. « Le progrès, déduit de la providence immanente et introduit dans la Science Nouvelle, conclut M. Croce (p. 144), aurait accentué la variété dans l’uniformité, les innovations incessantes, le perpétuel enrichissement de l’évolution à chaque nouveau cycle. Le progrès aurait fait de l’histoire, non plus le parcours résigné et toujours répété du sillon tracé par Dieu sous l’œil de Dieu, mais un drame portant en soi sa raison d’être ; il aurait entraîné dans ses spires l’univers entier et rendu réelle l’idée des mondes infinis. Vico, au lever de cette vision, s’arrête effrayé, et le philosophe cède en lui la place au catholique. »
C’est ainsi que M. Croce introduit l’ordre, projette la clarté et discerne une philosophie dans une œuvre qui paraît au premier abord inextricablement touffue et confuse. Son interprétation, d’ailleurs, si intéressante et satisfaisante qu’elle puisse paraître, ne se donne pas pour autre chose qu’une interprétation et ne prétend pas être à l’abri de toute objection. Il aurait atteint son but, s’il avait réussi à rouvrir le débat, à ranimer la discussion et à renouveler l’intérêt du sujet. Sa thèse pose notamment une question générale, qui sans doute ne pourra jamais être définitivement tranchée à savoir : Est-on plus fidèle à la pensée de Vico, lorsqu’on déduit de la Science Nouvelle une nouvelle philosophie qui bouleverse en réalité les notions et les croyances expressément professées par lui, ou bien au contraire lorsqu’on se borne à enregistrer toutes ses déclarations, sans en tirer d’autres conclusions que lui-même ? C’est là une question à la fois très grave et très actuelle en Italie, où l’œuvre de Vico est restée vivante et se trouve encore de nos jours énergiquement débattue et disputée entre les partis.
Notons enfin que M. Croce dédie son livre à W. Windelband, avec le vœu que Vico obtienne désormais dans l’histoire de la philosophie la place qui lui est due et qui ne lui a pas encore été accordée, à savoir : à la suite de Spinoza et de Malebranche, à côté de Leibniz et en contraste avec lui, comme anneau idéal du développement qui s’opéra plus tard en Allemagne, de Hamann à Hegel, de Friedrich Wolf à Niebuhr et Ottfried Müller. Il est temps en effet que le nom de Vico soit inscrit en caractères indélébiles et à sa vraie place dans l’histoire de la pensée moderne ; et nous espérons que le livre de M. Croce aura ce double effet de faire connaître Vico plus exactement et d’obtenir pour lui cette juste et pleine réparation, que notre Michelet, ne l’oublions pas, a été le premier en Europe à lui faire rendre.
La Scienza Nuova de G. B. Vico, annotée par Fausto Nicolini, 1re partie. 1 vol. in-8 de lxxxix-303 p., Laterza, Bari, 1911. — Cette excellente édition critique de La Science nouvelle fait partie de la collection des classiques de la Philosophie moderne, dirigée par B. Croce et G. Gentile. M. Nicolini qui en a été chargé et qui publie maintenant le premier volume, reproduit le texte de 1744 ; mais il a dépouillé tous les autographes inédits, et il enrichit l’édition, jusque-là