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pas par quelle « porte » l’intuitionnisme pourrait « rentrer ». La force active des idées et états de conscience de tout genre ne constituera jamais une « intuition » d’un réel autre que notre conscience même, notre pensée, notre action ; elle n’est que la puissance de réalisation inhérente à nos pensées, à nos sentiments, à nos désirs.

De même, le pragmatisme n’a, pour rentrer en scène, aucune porte ouverte dans cette force active des idées. La puissance réalisatrice qui appartient à la pensée, en effet, ne fait pas la vérité, mais la présuppose, au contraire, principalement pour tout ce qui ne dépend pas de nous.

« Idée-force, dit-on, implique force. » — Sans doute ; mais cette force, encore un coup, n’est pas quelque chose de différent de notre activité consciente, sentante et voulante, s’exerçant par l’intermédiaire du cerveau. L’intuitionnisme ne peut nous fournir aucune vraie intuition d’une force autre ; le pragmatisme, de son côté, ne peut nous révéler en action une force autre. Les énergies dont nous peuplons l’univers ne sont donc ni des objets d’intuition ni des actions prises sur le fait dans la pratique ; elles sont ou des x ou des analogies avec notre énergie volontaire et plus ou moins consciente.

— La pensée, dit-on, n’est que « la catégorie des catégories ; elle n’est pas exprimable en fonction d’autres catégories qu’elle-même ». – À mon avis, la pensée n’est pas une catégorie, mais, comme nous venons de le voir, c’est une activité vivante, une volonté en acte, consciente de son concours avec d’autres volontés ou de son opposition avec elles. Quant aux catégories, qui se résument dans la causalité, elles sont les fonctions essentielles de cette pensée active et vivante, non des cadres abstraits et logiques ; elles sont pour l’être pensant les seules manières d’agir et de se développer au milieu des actions de l’univers. S’il existe dans le monde quelque chose en dehors de la volonté et de la pensée ainsi entendues, cette chose est inconnaissable et innommable ; on ne peut saisir une telle chose par une « intuition » qui serait encore une fonction de la conscience, de la pensée et du vouloir (à moins de n’être rien du tout) ; on ne peut la saisir davantage pragmatiquement par une action qui, sans la pensée, serait aveugle. Ce qui est x pour la conscience est x pour l’intuition et x pour l’action. C’est un noumène qu’aucune vision interne ou externe ne peut atteindre, qu’aucune action interne ou externe ne peut appréhender.

Philosopher, c’est donc penser, au sens plein du mot ; et il n’y a aucun moyen de penser ou d’avoir conscience en dehors des vivantes fonctions de la pensée qui rendent la conscience possible. La pensée se retrouve au fond du sentiment même en tant que distinct de la sensation brute, au fond de la volonté même en tant que distincte de l’activité aveugle, fatale et corporelle, qui, à vrai dire, est plutôt passivité. Une philosophie du sentiment ou de l’action ne pourrait être qu’une philosophie de la pensée qui resterait à l’état confus, obscur et superficiel, à l’état impressionniste, sans méthode rigoureuse et sans critique de son principe donc sans valeur objective et universelle. La pensée ne consiste pas à connaitre les choses par le dehors, et mathématiquement ; le seul moyen de connaître par le dedans et métaphysiquement, c’est d’avoir conscience, donc de discerner et de lier, donc de penser.

Alfred Fouillée.
II
Réponse à des critiques.

Dans sa communication au IVê Congrès de philosophie, publiée dans cette Revue en juillet dernier sous le titre Règle et Motif, M. Belot, au cours d’une argumentation d’ordre très général, me fait l’honneur de quelques allusions critiques à mon dernier ouvrage, Rationalisme et Tradition. Sans intervenir dans la discussion de la question qui intéresse M. Belot, je désire rectifier quelques expressions qui risqueraient de donner une fausse idée de ma pensée.

C’est à mon livre que M. Belot donne référence en disant (p. 494) : « Cette motivation directe, où le but intéresse par lui-même et se confond ainsi avec le motif, n’implique nullement, comme on l’a reproché à la morale dite laïque, ou à la morale positive, que la moralité ainsi construite manque d’unité et se présente sous une forme inorganique et incohérente. »

Présentée dans ce raccourci je ne reconnais pas ma pensée. Je n’ai point fait l’implication qu’on m’attribue. J’ai constaté : 1° qu’en fait très généralement notre morale laïque scolaire cherche à justifier les règles morales particulières en considérant uniquement le contenu objectif de ces règles particulières et non le mode de liaison de ces règles à la volonté ; 2° qu’en fait, tout au moins sous les formes qui m’en sont connues, elle échoue dans ses tentatives de justification, elle n’atteint pas réellement la volonté. Mais quand en mon propre nom je propose un mode différent de