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E. CHARTIER.Valeur morale de la joie d’après Spinoza.

qu’ils savent sans doute, mais desquelles ils n’ont pas pris l’habitude de vivre, premièrement que la substance existe en soi et par soi. — Deuxièmement qu’elle est unique et que rien ne peut être ni être conçu hors d’elle. Troisièmement, qu’elle est, en même temps qu’étendue infinie, Raison parfaite, sans quoi il y aurait hors d’elle quelque chose de plus parfait qu’elle, et qu’ainsi son véritable nom est Dieu. Quatrièmement que rien ne peut arriver que par les lois nécessaires de la nature de Dieu. — Ils comprendront, d’après cela que la tristesse et la joie, alors même que nous ne connaissons pas bien leurs causes, sont, à parler exactement, des avertissements de Dieu, desquels nous pouvons conclure, avec une entière certitude, que nous passons à une perfection moindre ou à une perfection plus grande. Penser le contraire, ce serait croire que notre lumière naturelle nous peut tromper, et que nous sommes aux mains d’un génie capricieux et méchant qui se plairait à nous rassurer lorsque nous passons d’un état meilleur à un état pire, et à nous inquiéter au contraire lorsque nous gagnons en perfection et que nous existons plus et mieux. Une telle opinion, quoique beaucoup de gens la jugent inséparable de la vraie religion, n’en est pas moins irréligieuse, et ceux qui l’admettent et l’enseignent ne font pas autre chose que nier Dieu, et méritent ainsi justement ce nom d’athées, qu’ils donnent si libéralement aux autres.

Nous serons encore plus rassurés et plus affermis sur ce point-là si nous examinons la Joie et la Tristesse elles-mêmes et si nous essayons de les définir.

Une telle définition semble presque impossible à ceux qui considèrent l’âme et le corps comme deux substances distinctes ; car ils sont alors obligés d’admettre qu’il y a des joies et des tristesses corporelles, lesquelles dépendent de la nature tout entière, et des joies et des tristesses de l’âme, lesquelles dépendent de la disposition de notre volonté. Et, comme il y aura par suite de cela des joies qui n’auront pas de rapport avec la perfection propre de l’âme, il n’y aura jamais lieu de se réjouir d’être joyeux sans plus d’examen, mais c’est toujours un jugement réfléchi qui devra décider si telle joie est bonne ou mauvaise. L’embarras où l’on se trouve par rapport à la joie ne peut être qu’augmenté si on distingue encore dans l’âme plusieurs âmes, comme volonté, entendement et sensibilité, parce que chacune de ces âmes risquera alors d’avoir sa perfection propre, la joie n’étant que la perfection propre de la sensibilité.