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E. CHARTIER. — sur la mémoire.

gnent comme elles n’ont aucun rapport avec l’état A, elles seront considérées comme des imaginations absurdes, ou tout au plus comme de vagues réminiscences. Si au contraire, au moment où sont évoquées ces mêmes images ab, a′b′, a″b″, le sujet est dans l’état B, ce seront b, b′, b″, qui seront considérées comme des souvenirs, et les images a, a′, a″ ne seront plus que des fictions sans consistance. Il existera donc, pour la pensée de cet individu, deux systèmes de souvenirs ; l’un A (a, a′, a″), l’autre B (b, b′, b″) ; il ne construira jamais les deux en même temps comme réels ; tant qu’il jugera qu’il vit l’un, il croira nécessairement qu’il invente l’autre : il aura deux moi, et il croira toujours qu’il n’en a qu’un. Si l’on suppose de plus que les rêves de cet homme se compliquent de somnambulisme, il vivra deux vies, dont chacune exclura l’autre comme vraie ; et il n’était pas besoin des observations des médecins pour nous amener à cette conclusion. L’important n’est pas, en effet, de savoir si de tels phénomènes ont bien réellement été constatés, mais de comprendre comment ils sont possibles. Le fait peut étonner ; il n’instruit point.

On voit d’après ce qui précède que toute altération de la personnalité résulte d’un jugement par lequel nous affirmons ne pouvoir attribuer à un même être des idées et des actes qui sont pourtant matériellement reliés les uns aux autres par la continuité de notre vie organique. Le corps peut être la cause de l’oubli de tout, s’il vient à être détruit ; mais il assure la présence de tout tant qu’il vit. Si nous savions lire dans notre corps, nous ne pourrions jamais manquer d’y apercevoir une existence unique et indivisible, puisque nous n’avons pu faire chacune de nos actions qu’avec toutes les autres. Pendant que nous cherchons, sans y parvenir toujours, à faire tenir notre passé dans notre présent, la vie du corps témoigne que tout le passé est présent dans le moindre de nos actes et qu’ainsi nous restons nous-même malgré l’apparence. Le corps, loin de pouvoir séparer notre existence en tronçons, au contraire la rattache à elle-même ; il nous avertit que le présent, quelque étrange et surprenant qu’il puisse paraître, ne peut être autre chose que la composition des événements actuels avec le passé tout entier à travers lequel nous les percevons et nous les modifions. Seulement il ne nous suffit pas que cette liaison entre notre ancienne existence et la nouvelle existe en fait. Non seulement nous n’affirmons comme nôtre que ce que nous pouvons accorder avec l’idée que nous avons de nous,