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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

cellule contractile qui acquiert des aptitudes, qui se déforme, qui s’adapte. Le système nerveux apparaît au contraire comme étant surtout, conformément à la loi de la division du travail, un conducteur indifférent à ce qu’il transmet, et qui, par suite, n’est nullement modifié par sa propre action ; c’est dire que le système nerveux semble être incapable d’acquérir et de conserver. Les filets nerveux transmettent un choc jusqu’au cerveau on au moins jusqu’à un centre secondaire ; le cerveau, ou plus généralement le centre nerveux transmet le choc dans toutes les directions ; mais ce choc est indéterminé tant qu’il se transmet ; il ne se traduit par une action déterminée que d’après la nature de l’organe auquel il parvient : il produit une contraction dans l’organe moteur, contraction toujours la même, et qui dépend des mouvements antérieurs de cet organe. La trace des souvenirs n’est donc pas dans le cerveau, mais dans les organes moteurs eux-mêmes, et dans les modifications de structure que toute action leur fait subir. L’acte de forger est inscrit dans le bras du forgeron, et c’est là qu’il se conserve.

Le corps est donc le résultat de la conservation, bien loin d’en être la cause. Ce qui rend possible à la fois la permanence du corps et la conservation des souvenirs, c’est la survivance de tout acte de pensée, c’est l’implication nécessaire de ce qui a été connu dans ce qui est connu. L’espace exclut les uns des autres les éléments de tout ce qui est connu, de sorte que nous ne pouvons rien connaître que dans la succession. Mais la succession, c’est la destruction, car il n’y a succession que si ce qui est cesse d’être. Il faut donc bien, pour que la connaissance soit possible, que les éléments connus successivement existent ensemble pour la pensée, c’est-à-dire soient les uns dans les autres, soient dans le Temps : tout s’écoule et le temps reste. C’est pourquoi Kant n’avait pas tort en disant que le temps est le schème, non pas du changement, mais de ce qui reste sous le changement.

(À suivre.)
E. Chartier.