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E. CHARTIER. — sur la mémoire.

contraires et non moins indestructibles ; de cet équilibre, qui n’est d’ailleurs jamais complet, entre nos affirmations passées, résulte une apparence de repos, une apparence de sommeil ; mais pourtant ces puissances ennemies, quoique contenues les unes par les autres, ne cessent pas d’être toutes présentes et actives : chacune de nos pensées en porte tout le poids à peu près de la même manière que la chute, dans la machine d’Atwood, dépend non seulement du poids moteur, mais aussi des deux poids égaux qui pourtant se font équilibre. Si l’on veut employer une autre comparaison, on peut dire aussi qu’une affirmation n’est pas plus détruite par une autre que le poids des matériaux n’est détruit par l’équilibre de la maison. D’autre part, en dépit de cette stabilité qu’introduisent dans notre pensée des affirmations sur lesquelles nous ne revenons jamais, il y a aussi au cours de notre existence des surprises et des révolutions qui nous révèlent la puissance des affirmations latentes, et qui ne sont pas conciliables avec l’idée de l’habitude considérée comme une force accumulée. Il peut arriver par exemple que nous trouvions impliquées dans une affirmation nouvelle une foule d’affirmations qui rompent soudain l’équilibre de notre pensée, de sorte qu’au lieu d’être seulement inclinés, nous sommes précipités. Réfléchir, c’est justement rendre impossibles ces brusques revirements et les remplacer par une transformation continue, c’est trouver dans une affirmation nouvelle des raisons de nous modifier que d’autres n’y trouveraient pas. Acquérir des idées nouvelles, cela n’avance à rien si on ne les confronte avec toutes les autres. Si, au contraire, nous nous efforçons d’accorder autant qu’il se peut toute idée nouvelle avec toutes les autres, nous sommes assurés que jamais notre pensée ne trouvera en elle-même de quoi détruire, comme dans un cataclysme inattendu, les jugements que nous estimions les plus précieux et les plus solides.

On peut comprendre d’après cela que la conception de l’habitude comme un acte continu et indestructible est bien d’accord avec ce que l’expérience nous apprend sur les changements qui se produisent, soit insensiblement, soit subitement dans nos opinions et dans nos idées. Il faut maintenant faire voir que l’aptitude à conserver crée à l’être pensant une nature, c’est-à-dire en fait un corps vivant.

La nature d’un corps inerte, par exemple d’un morceau de soufre, est entièrement déterminée : il fond dans telles conditions ; brûle de telle manière et en laissant tel résidu ; se combine avec tel et