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P. LACOMBE. DU COMIQUE ET DU SPIRITUEL. 579

Rev. Meta. T. V. – 1897. 38

grande pitié qu’il y a au royaume de France ». Le beau mot sera hors de sa place et fera au- moins sourire. Je sais bien que je viens de changer la Jeanne historique en une tout autre personne ; mais comment ?

Je lui ai ôté l’aperception intellectuelle de l’opportun ; je lui 

ai laissé le sentiment moral, et cependant je l’ai faite ridicule. Rien de trop ou tout à sa place, c’est même chose au fond. Voilà donc ce que le rire fait sentir aux autres hommes le déplacé, l’exagéré, l’inopportun, le déséquilibré, bref l’inconvenant, mettons le démesuré, si vous aimez mieux. Si le rire d’Aristophane, de Plaute, de Lucien, de Rabelais, de Cervantès, de Molière, de Voltaire et d’autres eût manqué au monde, l’aveuglement de l’homme sur lui-même, la fatuité humaine serait montée bien plus haut. Supposez le monde tout à fait dépourvu du comique et du rire, il pourrait certainement réaliser beaucoup de morale, faire bien des découvertes, acquérir beaucoup de sciences, une science essentielle lui manquerait à dire les choses par leur nom, le monde deviendrait trop sot. II peut y avoir excès de la part des esprits comiques. Il y en a bien du côté des prédicateurs sérieux. Sans doute il est bon qu’on nous rappelle, par exemple, de temps à autre, que nous sommes tous entraînés vers la mort, mais que de fois la prédication religieuse ou simplement morale n’est-elle pas venue fixer uniquement nos yeux sur ce gouffre ! Si elle eût réussi, on en aurait tout simplement oublié de vivre. Il ne faut pas davantage vouloir arrêter nos regards tou- a jours sur le côté comique de notre existence. Que ceux que j’ai appelés lesgardiens de la mesure gardent la mesure. Il y a dans l’homme des gravités irrémédiablement sérieuses, je veux dire douloureuses. N’allons pas rire jusqu’au point où la faculté de compatir et de plaindre pourrait s’amoindrir..

Ai-je suffisamment défini le comique ? Je vois bien que j’ai tenté de trouver, à toutes les circonstances diverses qui font rire, un caractère commun, et que j’ai accolé à ce caractère une formule. Mais, je ne me le dissimule pas, pour en arriver là il faut un peu violenter les apparences. Entre le désajusté, le déplacé, l’inopportun, le déséquilibré, etc., il y a des nuances visibles je ne les méconnais pas ; mais je dis qu’il y a aussi vraiment un rapport subtil, délié, abstrait, et que ce rapport est l’âme commune de toutes les choses comiques cette âme je l’ai baptisée du nom de l’inconvenant. On peut préférer un autre nom. Je ne garantis pas du tout l’excellence du mien.