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348 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

le renoncement à soi-même ; ils ne peuvent pas surmonter l’égoïsme naturel, fondé sur l’illusion ou l’apparence d’un moi absolu en eux, et il leur semble que ce qui n’est pas gagné pour ce moi conscient n’est pas du tout un gain. C’est pourquoi, dans leurs heures de réflexion, ils désirent une immortalité consciente et s’efforcent d’y croire. Mais heureusement les hommes sont capables, dans la pratique, de bien des choses dont ils ne comprennent pas la théorie. Un acrobate ne peut pas justifier mathématiquement les mouvements qu’il fait pour se tenir en équilibre sur sa corde, .ni un bon joueur de billard ne peut donner une démonstration scientifique des coups qu’il fait ; mais cela ne les empêche pas de réussir l’un et l’autre. Et il en est de même dans notre cas. En théorie, les hommes sont pour la plupart incapables de comprendre le renoncement à soi-même, mais dans la pratique de la vie ce renoncement n’est pas un fait très rare. Voyez ce pauvre soldat qui tombe blessé à mort sur le champ de bataille ; il apprend que les siens ont vaincu et il meurt content. Il s’est détaché de lui-même, il s’est identifié avec quelque chose de plus grand et de plus durable que lui, sa patrie, et, tout en mourant individuellement, il a la certitude de survivre dans une existence plus large. Et de pareils hommes se rencontrent par milliers et même par millions comme le prouve cet adage devenu populaire II est doux de mourir pour la patrie. En effet, donnez à un homme une grande cause à défendre, et il trouvera tout naturel de se sacrifier pour elle, tandis, que, livré à ses réflexions, il ne comprend pas la possibilité ni surtout les avantages du sacrifice de, soi. Les hommes ont donc le sentiment intime que leur vrai moi n’est pas le moi conscient, quoiqu’ils aient peine à s’en faire une idée claire. Nous savons maintenant ce qui nous rend difficile, en cette matière, la, compréhension de l’état réel des choses. C’est l’illusion d’un moi absolu en nous, illusion sur laquelle repose notre individualité consciente elle-même ; et qui produit naturellement l’égoïsme, la tendance à se conserver et à se satisfaire à tout prix. Mais il est certain que ce moi conscient est nécessairement voué à la mort ; pour vaincre la mort en vérité, et non au moyen de vaines imaginations, il faut donc vaincre son égoïsme naturel, se détacher de son moi empirique, qui n’est qu’un fantôme, et dont la mort, par conséquent, n’est pas l’anéantissement de ce qu’il y a de vraiment réel en nous. Maintenant jetons encore un coup d’œil sur l’ensemble des choses. Nous sommesjen présence de deux réalités hétérogènes. D’un côté,