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que saisissent les sens, ou même la conscience, comme telle. Elle n’est accessible qu’à la raison, et au fond n’est que cette raison elle-même. La réalité définitive n’est pas le phénomène perçu, c’est le phénomène pensé. Or le phénomène pensé n’est plus précisément le phénomène. La médiation n’est pas un simple processus subjectif ; elle est objective et subjective tout à la fois. L’extension et l’approfondissement du savoir ne se réduisent pas à un simple progrès de l’intelligence auquel l’objet n’aurait aucune part. Ils ne constituent en effet un progrès que parce qu’ils nous révèlent une vérité plus haute, en propres termes, une vérité plus vraie. L’objet dont nous sommes partis était donc un objet relativement faux ; une apparence qui s’est dissipée pour manifester la réalité dont elle n’était que le symbole. L’être véritable n’est pas l’être immédiat ou sensible, mais l’Idée que celui-ci révèle et dissimule à la fois.

Quelque simples que soient au fond ces vérités, elles nous sont si peu familières que beaucoup de bons esprits les oublient ou cessent d’en tenir compte quand il s’agit de porter sur l’hégélianisme un jugement d’ensemble, ainsi que, parce que Hegel place dans le phénomène la vérité de la chose, ils en font un phénoméniste pur. On pourrait dire plutôt que pour lui la vérité définitive réside dans le noumène, mais en donnant à ce mot un sens tout autre que le sens kantien ; plus exactement, en lui restituant son sens véritable. La vérité est dans l’intelligible ou plutôt est l’intelligible lui-même ; mais cet intelligible est l’objet propre de l’intelligence ; il est, selon le mot d’Aristote, l’acte dont celle-ci est la puissance, et non je ne sais quelle réalité transcendante non moins inaccessible à la pensée qu’elle peut l’être aux sens. D’ailleurs, entre l’intelligible et le sensible, point d’opposition absolue, point d’hiatus, point d’abîme infranchissable. Le sensible est l’intelligible pressenti ; l’intelligible est le sensible compris. La philosophie n’a rien à voir avec le chimérique substrat de l’existence phénoménale. Elle ne nous fait sortir ni de nous-mêmes, ni du monde où nous sommes enfermés. Comme toute science digne de ce nom, elle part de l’expérience et ne prétend point la dépasser. Du moins elle ne la dépasse qu’en tant qu’elle l’explique et que l’expérience expliquée est autre chose que l’expérience brute. Son rôle est de nous découvrir la rationalité interne du fait empirique et d’ériger par là celui-ci en vérité spéculative.

Ainsi entendue, la philosophie de Hegel échappe en effet aux