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En attendant, il escomptait fort la réaction de faiblesse et de découragement qui, chez de telles natures, suit toute dépense inaccoutumée de forces morales ; et sa réponse télégraphique à miss Bart se réduisit à cette injonction : « Faites comme s’il n’y avait rien de changé. »

En fait, on s’y conforma durant la première partie du jour suivant. Dorset, comme s’il obéissait à l’impérieuse prière de Lily, était réellement revenu à temps pour dîner tard sur le yacht. Ce repas avait été le moment le plus difficile de la journée. Dorset était plongé dans un de ces silences insondables qui succédaient habituellement à ce que sa femme appelait « ses accès » : il était donc aisé, devant les domestiques, de l’attribuer à cette cause ; mais Bertha elle-même, par une certaine perversité, semblait peu disposée à user de cette parade si naturelle. Elle laissa simplement tout retomber sur le dos de son mari, comme si elle était trop absorbée par un grief personnel pour soupçonner qu’elle pût être l’objet de quelque autre. Aux yeux de Lily, cette attitude était ce que la situation avait de plus menaçant, étant ce qui l’intriguait le plus. Tandis qu’elle s’efforçait d’activer le feu languissant de la conversation, de reconstruire encore et toujours le croulant édifice des « apparences », sa propre attention était perpétuellement distraite par la question : « Où donc veut-elle en venir ?… » Il y avait quelque chose de véritablement exaspérant dans cette attitude de défiance solitaire qu’avait adoptée Bertha. Si seulement elle avait voulu donner une indication à son amie, elles auraient encore pu travailler ensemble avec succès ; mais comment Lily pouvait-elle se rendre utile, tant qu’on la tenait obstinément en dehors de toute participation ? Se rendre utile, voilà ce qu’elle désirait loyalement ; et non pas pour elle-même, mais pour les Dorset. Elle n’avait pas songé du tout à sa propre situation : elle se préoccupait seulement d’essayer de mettre un peu d’ordre dans la leur. Mais la fin de cette courte et lugubre soirée lui laissa la sensation d’avoir gaspillé ses efforts en vain. Elle n’avait fait aucune tentative pour voir Dorset seul : elle reculait positivement devant une reprise de ses confidences. C’était Bertha dont elle recherchait les confidences, et qui aurait dû montrer autant d’empressement à provoquer les siennes ; et Bertha, comme si