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semblable au sien qu’elle pouvait incarner la personne représentée sans cesser d’être elle-même. C’était comme si, au lieu d’en sortir, elle était entrée dans le panneau de Reynolds, bannissant le fantôme de la beauté morte par tout l’éclat de sa grâce vivante. L’idée de se produire dans un décor splendide — elle avait songé, un instant, à représenter la Cléopâtre de Tiepolo — avait cédé à l’instinct plus juste de se confier à sa seule beauté, et elle avait choisi tout exprès un tableau où aucun accessoire de toilette ou autre ne détournât l’attention de sa personne. Ses draperies pâles, et le fond de feuillage contre lequel elle se tenait debout, ne servaient qu’à mettre en relief les longues courbes de dryade qui remontaient de son pied balancé jusqu’à son bras levé. Le noble élan de son attitude, la suggestion d’une grâce qui prenait son essor, révélaient ce caractère poétique de sa beauté que Selden sentait toujours en sa présence, mais dont il perdait la notion dès qu’il n’était plus auprès d’elle. L’expression en était si vive qu’il lui sembla qu’il avait devant lui pour la première fois la vraie Lily Bart, dépouillée des trivialités de son petit monde, et saisissant pour un instant une note de cette éternelle harmonie dont sa beauté était une part.

— C’est bigrement hardi de se montrer dans ce costume ; mais, parbleu, la ligne n’a pas encore bronché, et je suppose qu’elle voulait nous le faire savoir !

Ces mots, prononcés par le connaisseur expérimenté qu’était M. Ned Van Alstyne, — sa moustache blanche et parfumée avait effleuré l’épaule de Selden chaque fois que l’écartement du rideau offrait une occasion exceptionnelle pour l’étude d’un contour féminin, — ces mots produisirent sur leur auditeur un effet inattendu. Ce n’était pas la première fois que Selden entendait célébrer avec cette légèreté la beauté de Lily, et jusqu’ici le ton de pareille glose avait imperceptiblement nuancé l’idée qu’il se faisait d’elle. Mais, cette fois, il n’eut qu’un transport d’indignation et de mépris : voilà le monde dans lequel elle vivait, et par lequel son destin la condamnait à être appréciée !… Est-ce à Caliban que l’on s’adresse pour avoir un jugement sur Miranda ?

Dans le long moment qui s’écoula avant la chute du rideau, il eut le temps de sentir tout le tragique de cette existence.