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— Malade ?… Non, je suis ruiné, — dit-il.

Lily poussa un cri d’effroi, et Mrs. Bart se leva, droite sur ses pieds.

— Ruiné ? — s’écria-t-elle.

Mais, se maîtrisant aussitôt, elle tourna vers Lily un visage calme :

— Fermez la porte de l’office.

Lily obéit, et, quand elle revint, son père était assis, les deux coudes sur la table, — le saumon toujours au milieu, — la tête cachée dans ses mains.

Mrs. Bart était debout derrière lui, le visage si pâle que ses cheveux devenaient d’un jaune factice. Elle regarda Lily s’approcher : le regard était terrible, mais la voix affectait une lugubre gaieté.

— Votre père n’est pas bien… il ne sait pas ce qu’il dit. Ce n’est rien… mais vous ferez mieux de remonter… Et ne bavardez pas avec les domestiques ! — ajouta-t-elle.

Lily obéit ; elle obéissait toujours quand sa mère parlait sur ce ton-là. Mais les paroles de Mrs. Bart ne lui avaient pas donné le change : elle comprit tout de suite qu’ils étaient ruinés. Durant les sombres heures qui suivirent, cette terrible certitude rejeta tout dans l’ombre, jusqu’à la mort lente et laborieuse de son père. Aux yeux de sa femme, il n’existait plus : il s’était éteint à la seconde où il avait cessé de remplir sa fonction, et, assise à son chevet, elle avait l’attitude provisoire d’un voyageur qui attend le départ d’un train en retard. Les sentiments de Lily étaient plus tendres : elle le plaignait d’une façon craintive et inefficace. Mais le fait que la plupart du temps il n’avait pas sa connaissance, et que son attention, quand elle se glissait dans sa chambre, s’écartait d’elle au bout d’un moment, le lui rendait encore plus étranger qu’à l’époque de la nursery, où il ne rentrait jamais avant la nuit. Il lui semblait qu’elle l’avait toujours vu à travers une vapeur, — une vapeur de sommeil dans son enfance, puis d’éloignement et d’indifférence, — et maintenant le brouillard s’était épaissi au point que sa personne devenait à peu près indiscernable. Si elle avait pu lui rendre quelques petits services, ou échanger avec lui quelques-unes de ces paroles touchantes que la lecture de nombreux romans lui avait appris à rattacher à