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LA REVUE DE PARIS

Le 23 décembre, nouvelle lettre de Sainte-Beuve :


23 décembre 1830.

Mon cher ami, ma dernière lettre était trop sincèrement et trop irrévocablement l’expression de ma triste pensée pour que j’allasse vous voir comme vous aviez la bonté de m’y engager mais vous m’engagiez aussi à vous écrire, et je le fais aujourd’hui, parce que j’éprouve plus que jamais le besoin de me rappeler à votre souvenir. Je n’ai vu depuis plusieurs jours aucune personne qui vous ait visités et de qui j’aie pu savoir comment vous vous portiez, madame Hugo et vous ; quand je pense dans quels termes d’intimité et de confiance nous étions tous, il y a un an, à pareille époque, ce retour m’est bien douloureux. – Il y a un an, mon ami, j’écrivais cette préface des Consolations que je vous donnais à lire la veille du jour de l’an et sur laquelle vous écriviez quelques lignes de votre main que j’ai conservées comme reliques. Hélas ! cette amitié est-elle donc finie ? Et finie de ma faute ? l’irréparable est-il donc consommé ? J’ai besoin, croyez-le, d’espérer encore pour un avenir dont je n’ose assigner le terme. Mais ne pressons pas trop ces idées.

Vous vous êtes mépris, mon ami, quand vous avez cru que je me plaignais que vous eussiez parlé légèrement de moi. Non, ce mot-là s’appliquait à moi autant qu’à vous ; et quand je disais : parlons le moins possible l’un de l’autre, de peur d’en parler légèrement de loin, c’était presque un repentir que j’exprimais, mon ami, d’avoir pu parler ou penser de vous avec dépit depuis ces tristes affaires. Mais croyez que, depuis ma lettre, ma pensée est redevenue plus paisible et plus équitable à votre égard, et qu’il n’y reste aucun mauvais levain, je vous jure.

Écrivez-moi, avant la fin de l’année, un petit mot de souvenir. J’en serai bien reconnaissant. Dites-moi comment vous allez, tâchez de me dire que votre plaie est guérie. Quant à la mienne, elle dure ne pouvant la guérir, je voudrais ouvrir d’autres plaies à côté ; allez, je souffre bien et le bonheur et moi ne nous connaissons pas et ne pouvons nous connaître. Si j’étais prêt à l’atteindre d’un côté, la pensée de ce qui me