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LETTRES DE SAINTE-BEUVE

de jouir de votre bonne et paisible conversation à l’amiable comme autrefois ! Aussitôt entré, il faudrait que je sortisse. Allez, croyez-le bien, malgré toute cette occupation apparente, et cette distraction qui ressemble à de l’activité, j’ai le vide et la mort au cœur. Mais, je vous en conjure, croyez que votre pensée y est toujours, et n’imaginez pas que je vous oublie, ni cette si longue et si douce amitié. Hélas ! où est tout ce temps pour moi ? Le matin, quand je m’éveille, j’y pense avec larmes comme en ce moment ; puis viennent Leroux, les affaires, les colères, la politique et l’étourdissement. Mais sachez au moins que j’y pense, et ne me chassez pas tout à fait, vous et Victor, de la place que j’occupais en vous.

Adieu, madame,
Sainte-Beuve


On dut répondre à Sainte-Beuve par une lettre amicale, lui reprochant ses absences et lui rappelant qu’il avait promis d’être le parrain de la petite Adèle. Il se rendit aussitôt à l’appel, et il tenait l’enfant sur les fonts baptismaux le dimanche 19 septembre. Puis, de nouveau, il laissa de longs espaces entre ses visites ; il cessa tout à fait d’écrire.

Au commencement de novembre, il publia une seconde édition de Joseph Delorme et en rendit compte lui-même dans le Globe comme s’il étudiait l’ouvrage d’un autre. Il parlait de son ancien moi, non sans sévérité, et finissait en doutant que, si Joseph Delorme eût survécu, – comme il survivait lui, Sainte-Beuve, – le malheureux eût été capable de se relever. Voici comment se terminait l’article :

« Ce Joseph, qui se consumait ainsi sans foi, sans croyances, sans action, cet individu malade qui suivait son petit sentier loin de la société et des hommes, avait commencé vers la fin de sa vie à renaître à une sympathie plus bienveillante et à chercher les regards consolants de quelques amis poètes ; c’est ce qu’il fit de mieux et de plus profitable pour lui ; son cœur se dilata à leur côté ; son talent s’échauffa aux rayons du leur, et il dut à l’un d’eux surtout, au plus grand, au plus cher, le peu qu’il nous a laissé…

» Par malheur, l’association romantique, formulée par la Restauration, était trop restreinte elle-même, trop artificielle et trop peu mêlée au mouvement profond de la société ; le Cénacle n’était après