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LETTRES DE SAINTE-BEUVE


Les lettres sont assez espacées. Cependant, comme on va le voir par celle du 14 octobre 1858, ce n’est pas le désir d’écrire qui a manqué à Sainte-Beuve, mais il souffrait du bras :

Ce 14 octobre 1858.

Croyez bien que je n’ai pas été insensible à la bonne et amicale lettre que j’ai reçue de vous, et à la permission que vous me donniez de vous écrire quelquefois. Je n’en ai pas usé plus tôt parce que j’ai été (et suis encore) pris par des maux de nerfs au bras droit qui tiennent à un écrasement de doigt datant déjà de quatre mois et non guéri : je suis devenu un peu manchot, et partant plus paresseux. Je n’aurais rien su, sans vous, de ce mariage ni de toutes ces péripéties, amusantes du moment qu’elles ont bien tourné et que le bonheur des deux conjoints est au bout. D’après ce que j’ai appris, depuis, du caractère de l’artiste, il serait bon que sa femme, dans tout ordre de choses, s’accoutumât à le régler et à prendre en main le gouvernement domestique : s’il est faible de caractère, cela est nécessaire pour le bien du ménage. J’ai causé un moment de lui avec Robelin que j’ai rencontré, et cette conversation a amené ce bon Robelin à m’inviter à l’aller voir à sa maison de Saint-James, et à y dîner. C’est ce que j’ai fait, il y a huit jours, on y a parlé de vous, et les oreilles ont pu vous tinter. J’ai vu là sa fille et son fils : sa fille est, en effet, fort jolie et des plus agréables, recevant à merveille et faisant les honneurs de la maison. Comme il y avait près de trente ans que je n’avais dîné chez Robelin, cela a été pour moi un événement intérieur par tous les souvenirs que j’ai sentis se réveiller. – Je serais assez embarrassé à me traduire à moi-même l’effet que le temps a produit en moi : je crains que cet effet n’ait pas été un simple apaisement. Je me suis appesanti, j’ai essayé de recourir à tout un ordre de sentiments et d’idées. J’ai réussi du moins à me donner un grand désabusement et à acquérir un découragement profond. Assis auprès de ma table, je m’en tire avec ces gros livres que vous avez vus et que je renouvelle de temps en temps : toute mon activité se porte désormais sur eux et se passe autour d’eux. Hors de là, je ne suis guère d’usage, ni, comme on disait autrefois, de bonne