Page:Revue de Paris - 1905 - tome 1.djvu/754

Cette page a été validée par deux contributeurs.
748
LA REVUE DE PARIS

table, toute chargée de plusieurs couches de volumes, je n’ai pas de distractions et n’en veux plus, et n’en conçois plus.

La vie isolée permet d’arriver ainsi à une indifférence finale consommée qui n’est pas faite pour l’homme et que doivent ignorer ceux qui vivent de la vie de famille.

Quoique les mêmes pensées de déclin et de terme doivent être pressenties de tous à de certains âges, elles sont heureusement corrigées et sauvées pour ceux qu’entourent à chaque instant des affections et des liens. C’est ainsi que les extrêmes fins d’automne peuvent être riches encore, et qu’on arrive à l’hiver avec une provision de chaleur et de cordialité qui chez d’autres est dès longtemps épuisée.

J’oublie de vous dire qu’une chute que j’ai faite sur mon escalier, il y a cinq semaines, m’a endommagé un doigt, et le plus essentiel des doigts de la main droite il en résulte pour moi une grande difficulté d’écrire dont je me tire pour mon travail en dictant, mais qui se fait sentir dans mes lettres par un redoublement de griffonnage. Vous devez vous en apercevoir assez.

Je voudrais savoir quelques nouvelles littéraires, de celles qui vous pourraient intéresser. Il me semble qu’il y a, dans l’ordre de l’imagination et de la poésie, bien du ralentissement et une longue pause. À peine si l’on distingue deux ou trois essais vraiment neufs et dignes d’attention dans le roman.

En fait de poésie, ce ne sont que des imitations ou des diminutifs. Un ou deux poètes des derniers venus soutiennent assez noblement l’honneur du pavillon mais ce sont les vieux encore qui sont les plus jeunes et, entre tous, celui qui est dans son île comme le roi de Thulé. On dirait que la légende a commencé pour lui. Je désire qu’elle ne s’éternise pas, dût la poésie y perdre. Je souhaite qu’un jour et sans, pour cela, que la terre ait à trembler sous nos pas nous puissions le retrouver, ne fût-ce qu’à l’Académie, et vous, chère amie, vous revoir fixée au milieu de ceux qui vous aiment, avant les cheveux blancs. Car vous n’en avez pas du tout.

Voilà, direz-vous, un étrange compliment que je vous fais là pour finir. Mais j’ai mes licences, étant du même âge.

À vous de cœur et de respect.

Sainte-Beuve