Page:Revue de Paris - 1905 - tome 1.djvu/740

Cette page a été validée par deux contributeurs.
734
LA REVUE DE PARIS

dit-il, chez Sainte-Beuve ; – il y a évidemment à l’horizon quelque nouvel orage[1]. »

« C’est un misérable !… il n’y a dans son âme que du granit, du fer ! » Voilà en quels termes Sainte-Beuve parlait de Victor Hugo à un ami commun. Et, dramatisant la situation : « Il faudrait du sang, des coups d’épées. » Qu’on se rappelle cependant la correspondance, y trouve-t-on rien de pareil ? Sainte-Beuve, précisément vers ces jours-là, écrivait à Victor Hugo : « Je vous prie de croire… au sentiment durable et profond qui me reporte sans cesse à votre Élysée… Je reste à vous de cœur. » – Le mensonge s’ajoute à l’exagération : on n’enferme pas une maîtresse de maison, mère de quatre enfants ; les maux de reins dont souffrait madame Victor Hugo étaient une raison suffisante pour l’obliger à garder la chambre. Mais, avant tout, que penser de cette confidence si grave faite sur le pas de la porte à un visiteur qui n’est pas même un intime ? On y constatera du moins l’aveu qu’à la fin de 1831 Sainte-Beuve n’avait pas revu madame Victor Hugo.

Fontaney n’était pas le seul pour lequel Sainte-Beuve confessait, ou plutôt proclamait son amour. Il n’en laissait rien ignorer à la plupart de ses autres amis du cercle de Victor Hugo. Il étendit même ses « aveux » hors de ce cercle, à Ampère, par exemple, à Xavier Marmier. Par bonheur, amis et étrangers, plus réservés, plus Français que cet expansif amoureux, lui gardèrent tous le secret, qu’il ne leur demandait pas, et rien n’en transpira ni auprès de Victor Hugo ni auprès de la personne directement intéressée.

Au commencement, d’ailleurs, Sainte-Beuve se contentait de laisser entendre que son amour n’était pas repoussé ; il ne prétendait pas qu’il fût partagé, et c’est dans ces termes modestes qu’il en parlait à Fontaney. Mais, au bout d’un certain temps, comme on pouvait commencer à sourire de cette passion platonique, il dut prendre les airs et se donner le rôle d’un amant heureux.

Ce fut sur un de ses amis, les plus disposés à être crédule qu’il essaya cette attitude de vainqueur. Ulric Guttinguer fut son grand confident, confident non d’un jour, mais de plusieurs années. Une singulière figure, cet Ulric Guttinguer, poète de Normandie, romantique de province. On n’admire jamais si bien que de loin ; ami de Victor Hugo, d’Alfred de Musset et de Sainte-Beuve, et justement fier de ces glorieuses amitiés, Ulric Guttinguer les flattait, les adulait, leur adressait des vers assez médiocres, plus médiocres que ceux de Sainte-Beuve. Mais il avait sur Sainte-Beuve d’autres supériorités ; il était riche, il était beau, il passait pour avoir été souvent aimé.

… Front pâli sous des baisers de femme.
  1. Inédit