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LETTRES DE SAINTE-BEUVE

les Feuilles d’Automne, exerçait autour de lui une espèce de royauté, royauté aimable et fraternelle, librement consentie. Il faut lire les lettres, les vers que lui adressaient les poètes d’alors, les deux Deschamps, Gautier, Ulric Guttinguer, Fouinet, Arvers, Lamartine lui-même, pour savoir avec quelle admiration affectueuse et quel respect cordial ils lui parlent. Sainte-Beuve, pendant des années, avait été le second et l’alter ego du maître aimé : on s’adressait aussi bien à lui quand on avait quelque chose à demander à Victor Hugo. Et voilà que ces inséparables s’étaient brusquement et complètement séparés ; pourquoi ? La vanité de Sainte-Beuve ne souffrit pas qu’on en ignorât longtemps la véritable raison : la maison de Victor Hugo lui avait été fermée parce qu’il aimait madame Victor Hugo. Mais, si on l’éloignait, c’est donc qu’il était dangereux ? Il en convenait sans trop d’effort : il aimait et – il était aimé !

À défaut de documents directs, nous avons ici un précieux témoignage, celui de Fontaney, écrivain distingué d’alors, fort oublié aujourd’hui. Fontaney, collaborateur de la Revue des Deux Mondes et de la Revue de Paris, lié avec la plupart des célébrités du temps, écrivait, pour lui seul, un curieux journal, qui sera prochainement publié sous ce titre : Journal romantique, et où, de 1831 à 1837, il note chaque soir ses impressions, ses entretiens, ses visites, tous les faits littéraires, grands et petits, du jour.

Le lundi 31 octobre 1831, il écrit :

« … Puis j’allais chez Sainte-Beuve, Buloz et Bocage m’ont pris et mené dans leur cabriolet. – Je suis resté longtemps avec Sainte-Beuve. Nous avons bien causé de l’art et des artistes, et de tout. « Il est fâcheux et triste, disait-il, de vivre d’art, avec l’art !… L’art pur ne peut pas ainsi durer. » Il me reconduisait, nous parlions de Victor : « C’est un misérable », m’a-t-il dit. – Et il m’a fait d’étranges confidences « Victor s’est fait jaloux et par orgueil ! et voilà la maladie de sa femme ! » Il dit qu’il n’y a nul lien au fond de son âme, mais il n’y a que du granit, du fer ! Et lui, le pauvre Sainte-Beuve, il aimait et il s’est séquestré ensuite ! – Il y eut des explications, puis des lettres vives, il y eut absence ; alors, pour se distraire, Sainte-Beuve fit de la politique et du saint-simonisme, puis il fut rappelé, puis banni de nouveau et à jamais ; – Adèle fut enfermée ; et ils ne se voient plus ; s’ils se voyaient, il faudrait du sang, des coups d’épée.[1] »

Peu de jours après, le 4 novembre :

« … Je rencontre Victor sur le pont Royal en revenant, allant,

  1. Inédit