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aigus. À une distance d’une douzaine de pas, ils entendaient et savaient quel geste faisait un homme ; ils percevaient même les battements de son cœur. L’intonation avait remplacé l’expression du visage, — et le toucher, les gestes ; ils maniaient la houe, la bêche et la fourche avec autant de liberté et d’aisance que le jardinier le plus clairvoyant. Leur odorat était incroyablement affiné : ils discernaient des différences individuelles d’odeur avec la facilité d’un chien. Sans hésitation ni erreur, ils gardaient et soignaient les troupeaux de lamas qui vivaient parmi les rochers et venaient au mur d’enceinte chercher leur nourriture et un abri.


Ce fut seulement quand Nuñez voulut revendiquer ses avantages qu’il constata combien exacts et mesurés étaient les mouvements de ces aveugles. Toutefois, il ne se rebella qu’après avoir essayé de la persuasion, et d’abord, à plusieurs reprises, il chercha à leur parler de la vue :

— Écoutez, vous autres, il y a des choses en moi que vous ne comprenez pas…

En diverses occasions, deux ou trois d’entre eux prêtèrent attention à ses dires. Assis, la tête penchée, ils tournaient intelligemment l’oreille vers lui, et il fit de son mieux pour leur démontrer ce que c’est que de voir.

Parmi ses auditeurs, il remarqua une jeune fille qui avait des paupières moins rouges et moins creuses que les autres, à tel point qu’il s’imagina presque qu’elle cachait ses yeux, et c’est elle surtout qu’il espérait convaincre.

Il les entretint des beautés de la vue, du spectacle des montagnes, des splendeurs du ciel et du soleil levant, et ils l’écoutèrent avec une incrédulité amusée qui se transforma bientôt en désapprobation.

Ils lui répliquèrent qu’en réalité il n’existait aucune espèce de montagne mais que l’extrémité des rochers où les lamas paissaient marquaient exactement les limites du monde, que de là s’élevait le toit concave de l’univers d’où tombaient la rosée et les avalanches. Quand il soutint fermement que le monde n’avait ni bornes ni toit comme ils le supposaient, ils déclarèrent que ses pensées étaient perverses. Le ciel, les nuages et les astres qu’il leur décrivait, leur paraissaient un