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étrangeté. Une foule d’enfants, d’hommes et de femmes l’entourèrent, le palpèrent avec des mains douces et sensibles, le flairant et écoutant chaque mot qu’il articulait. Il remarqua avec plaisir que, pour la plupart, les femmes avaient des visages agréables malgré leurs paupières closes et leurs orbites vides. Les enfants et les jeunes filles toutefois se tenaient à l’écart, comme effrayés, et, par le fait, sa voix avait des accents grossiers et rauques comparée à leurs tons agréables et chantants. Le contact de toutes ces mains était intolérable.

Ses trois guides restaient à ses côtés, avec le sentiment de leur responsabilité de propriétaires, et ils répétaient à tout moment :

— Un homme sauvage venu des roches…

— De Bogota, — fit Nuñez ; — Bogota, par delà la crête des montagnes.

— Un homme sauvage qui se sert de mots sauvages, — expliqua Pedro. — Avez-vous entendu ?… Bogota !… Son esprit n’est pas formé ; il ne possède encore que les rudiments de la parole.

Un bambin pinça la main de Nuñez.

— Bogota ! — fit-il en se moquant.

— Oui, Bogota : une ville en comparaison de votre village… Je viens du vaste monde où les hommes ont des yeux et voient.

— Il s’appelle Bogota, — se disaient les aveugles.

— Il a trébuché, — raconta Correa, — il a trébuché deux fois en venant.

Menez-le aux Anciens.


Ils le poussèrent tout à coup vers une porte qui donnait accès dans une pièce aussi obscure qu’un four, bien qu’au fond brillât faiblement la lueur d’un feu. La foule entra derrière lui, obstruant presque entièrement la clarté du jour, et, avant qu’il pût s’arrêter, il culbutait dans les jambes d’un homme assis. Son bras, qu’il lança devant lui pour se retenir, frappa quelqu’un en pleine figure : il entendit une exclamation de colère, et, pendant un instant, il dut se débattre contre une infinité de mains qui le saisissaient. Le combat était trop inégal : il devina la situation et ne bougea plus.