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LA REVUE DE PARIS

poussés et traînés par les lits des torrents et le fond des gorges jusqu’à l’inabordable refuge. C’est par degrés imperceptibles que ceux qui voyaient devinrent aveugles, de sorte qu’ils se rendirent à peine compte de leur infortune. Ils guidaient les enfants sans regards, qui connurent merveilleusement la vallée entière, et, lorsqu’à la fin toute vue eut disparu d’entre eux, la race n’en dura pas moins.

Ils eurent le temps de s’adapter à l’usage du feu, qu’ils entretenaient soigneusement dans des poêles de pierre. Au début, les habitants de la vallée avaient été des gens simples, illettrés, à peine influencés par la civilisation espagnole, mais conservant quelque chose des traditions d’art de l’antique Pérou et de sa philosophie immémoriale. Les générations succédèrent aux générations. Ils oublièrent maintes habitudes et en inventèrent de nouvelles. La notion du monde plus grand dont ils étaient issus ne fut plus qu’un mythe incertain. En toutes choses, hors la vue, ils étaient forts et capables. Bientôt se révéla parmi eux un homme à l’esprit original, possédant le don de l’éloquence et de la persuasion ; puis il y en eut un second, qui trépassa comme le premier ; mais, après eux, ils laissaient une influence durable. La petite communauté s’accrut en nombre et en intelligence, débattant et résolvant ses problèmes économiques et sociaux, et un temps vint où commença la quinzième génération à compter de l’ancêtre qui partit vers les pays d’en bas avec une barre d’argent pour chercher le secours de Dieu et ne revint jamais.


C’est à la même époque qu’un mortel, provenant du monde extérieur, tomba inopinément dans la contrée close, et nous allons rapporter ici ses aventures.

C’était un montagnard des environs de Quito ; il avait vu du pays, étant descendu parfois jusqu’à la mer ; il lisait des livres dont il tirait profit et passait pour un homme perspicace et entreprenant. Des Anglais, venus faire l’ascension de certains pics des Andes, l’engagèrent pour remplacer un de leurs trois guides suisses tombé malade. Après avoir réussi