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LETTRES DE SAINTE-BEUVE


Envers vous, j’aurai toujours, croyez-le, à moins de bouleversement insensé, tous les égards respectueux qu’on doit à un talent si puissant dans un homme qu’on a beaucoup aimé et loué, les égards qu’on se doit à soi-même en lui. Tout ce qui me paraîtra vraiment glorieux à vous, bon à vous et aux vôtres, n’aura jamais de témoin plus charmé que moi. Au milieu de vos distractions de travail, de vos soins de famille, et dans cette autre atmosphère plus ou moins pure qui a sans doute ses influences diverses, ce que je vous demande en grâce c’est le plus d’oubli, le plus de surdité et de silence sur moi qu’il se pourra. Quant à cette amitié idéale, religieuse et désintéressée, indépendante du temps et de l’espace, de la vue et de la parole, et dont votre lettre conserve encore l’empreinte, je crois qu’il est l’heure de s’avouer sensément qu’elle a cessé de régner car toutes choses qui ont un côté humain, faute de pratique, tombent à la longue en désuétude ; ce n’est pas de ma faute, je vous l’assure, qu’elle y est tombée si je savais en ce moment-ci comment la relever autrement qu’en paroles fictives, je le ferais.

En ces termes du moins, je reste et resterai autant que qui que ce soit, votre dévoué ami.

Sainte-Beuve


Sainte-Beuve, qui croyait connaître Victor Hugo, s’attendait sans doute à ce qu’il répliquât à son injurieuse réponse, soit par un silence dédaigneux, soit par quelques paroles hautaines où serait acceptée fièrement la rupture. Il reçut la lettre suivante :

« 22 août [1833].

» Je veux vous écrire sur-le-champ, sur l’impression de votre lettre. Je devrais peut-être attendre un jour ou deux, mais je ne pourrais. Vous connaissez bien peu ma nature, Sainte-Beuve, vous m’avez toujours cru vivant par l’esprit, et je ne vis que par le cœur. Aimer, et avoir besoin d’amour et d’amitié, mettez ces deux mots sur qui vous voudrez, voilà le fond heureux ou malheureux, public ou secret, sain ou saignant, de ma vie, vous n’avez jamais assez reconnu cela en moi. De là, plus d’une erreur capitale dans le jugement, si bienveillant d’ailleurs, que vous portez sur moi. Vous secouerez même peut-être la tête à ceci. Cela est bien vrai pourtant. Vous m’écrivez une longue lettre, mon pauvre et bon ami, pleine de détails