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LETTRES DE SAINTE-BEUVE

l’amour-propre nous divisent jamais un seul instant. Nous sommes des amis sérieux. C’est notre devoir de ne jamais ajouter foi une minute aux commérages qu’on pourrait colporter de vous à moi et de moi à vous, tantôt bêtement, tantôt perfidement. Vous ne doutez pas, n’est-ce pas, mon ami, que jamais votre nom ne sort de ma bouche que comme il en doit sortir, avec l’effusion de l’amitié, de l’admiration et de la tendresse la plus fraternelle. Il me serait même impossible de souffrir autour de moi des hommes qui ne pensassent pas de vous comme j’en pense et qui n’en parlassent pas comme j’en parle. Vous êtes une de mes religions, n’oubliez jamais ceci, et toutes les fois qu’on essaiera de venir vous dire que j’ai parlé de vous autrement que comme d’un frère, dites simplement : Cela n’est pas. – Je ne sais pourquoi je vous écris, tout cela, car je suis sûr que c’est tout simplement votre pensée que je transcris ici ; mais puisqu’on a eu la niaiserie de prononcer votre nom à propos de la pauvre conduite de M. Buloz à mon égard, j’avais besoin de vous dire, moi, que jamais vous n’aviez été plus cher et plus présent à ma pensée qu’en ce moment où je vous vois à peine.

» v.»


Quinze jours après, le 10 mars, Victor Hugo écrit encore à Sainte-Beuve pour le prier d’intervenir près de Buloz, toujours en froid avec lui et qui s’en prévaut pour manquer à l’engagement pris avec son frère, Abel Hugo. La lettre se termine ainsi :

« … J’irai vous chercher, mon ami. J’irai causer avec vous de cela et de tant d’autres choses pour lesquelles j’ai besoin de vos conseils et de votre amitié. Votre amitié est encore un des meilleurs endroits de ma vie. Je n’y songe jamais qu’avec attendrissement. Je relisais l’autre jour les Consolations. Où est-il, ce beau passé ? Ce qui ne passe pas, c’est un souvenir comme le vôtre dans un cœur comme le mien. Adieu, croyez bien que je n’ai jamais été plus digne d’être aimé de vous. »

Un fait nouveau et grave s’est produit dans la vie de Victor Hugo. Son amour pour Juliette, la princesse Negroni de Lucrèce Borgia, n’a commencé que comme un caprice mais, dans ce monde retentissant qu’est le théâtre, le bruit s’en est rapidement répandu, et, dans ce même monde généralement peu scrupuleux, un blâme universel a atteint l’homme réputé jusque-là impeccable. C’est à cela que fait allusion la dernière ligne.

***

Pause ou lacune de trois mois dans la correspondance. La première lettre ensuite est de Sainte-Beuve. Il semble se lasser