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L’ÎLE DE PÂQUES

trouver un peu d’ombre pour ma tête, dans ce pays qui n’a pas un arbre pas un buisson vert ?

Après hésitation, je vais demander au vieux chef l’hospitalité d’un moment, et, marchant à quatre pattes, je m’insinue en son logis.

Il y fait très chaud et il y a encombrement de corps étendus. C’est que, sous cette carapace, qui a tout juste la contenance d’un canot renversé, le chef habite avec sa famille : une femme, deux fils, une fille, un gendre, un petit-fils ; plus, des lapins et des poules ; plus, enfin, sept vilains chats, à mine allongée et hauts sur pattes, qui ont plusieurs petits.

On m’installe cependant sur un tapis de joncs tressés et, par déférence, les gens sortent un à un sans bruit pour aller se coucher ailleurs ; je reste sous la garde d’Atamou, qui m’évente avec un chasse-mouches en plumes noires, et je m’endors.

Une demi-heure après, quand je reprends conscience de vivre, je suis complètement seul, au milieu d’un silence où se perçoit le bruit lointain de la mer sur les récifs de corail ; et, de temps à autre, une courte rafale d’alizé agite les roseaux de la toiture. À ce réveil, dans ce pauvre gîte de sauvages, me vient d’abord la notion d’un dépaysement extrême. Je me sens loin, loin comme jamais, et perdu. Et je suis pris aussi de cette angoisse spéciale qui est l’oppression des îles et qu’aucun lieu du monde ne saurait donner aussi intensément que celui-ci ; l’immensité des mers australes autour de moi m’inquiète soudain, d’une façon presque physique.

Par le trou qui sert de porte, un rayon de soleil pénètre, éclatant, vu du recoin obscur où je suis couché ; sur le sol de la case, il dessine l’ombre d’une idole qui en surveille l’entrée — et les ombres saugrenues de deux chats à trop longues oreilles, qui rêvent, assis là sur leur derrière, regardant au dehors… Même cette traînée de lumière et son éclat morne me semblent avoir quelque chose d’étranger, d’extra-lointain, d’infiniment antérieur. Dans cet ensoleillement, dans ce silence, au souffle de ce vent tropical, une tristesse indicible vient m’étreindre au réveil : tristesse des premiers âges humains peut-être, qui serait confusément demeurée dans