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bards, il faudra bien aussi qu’il considère l’état moral du peuple, qu’il a peut-être trop négligé dans cette première partie de son voyage. En nous montrant cette haine sourde, mais toujours vivante, contre le joug étranger, cette répugnance toute guelfe qui fait que le Vénitien ou le Milanais se détourne à l’aspect d’un uniforme autrichien, il verra lui-même si la condition actuelle de l’Italie peut être considérée comme définitive. Et s’il faut qu’elle continue à dépendre de la loi d’autrui, doit-elle rester une des provinces d’un gouvernement absolu ? n’est-elle pas plus naturellement destinée à se jeter dans les bras des états libres, pour y vivre de nos principes et de nos idées ?

Cette question est grave, on le sent, mais elle se présente d’elle-même, et quand l’auteur voudra compléter son voyage, qu’il la résolve ou non, à coup sûr, il l’agitera.



DÉMOCRATES ANGLAIS


Sir Francis Burdett.


L’expérience de la liberté est si nouvelle pour la France, que cette grande et généreuse nation, si riche pourtant, même aux plus mauvais jours de la monarchie absolue, en citoyens illustres, n’a point produit encore de ces hommes populaires, qui, voués à la défense d’un besoin méconnu de la communauté, tiennent en échec les pouvoirs réguliers de l’état jusqu’à ce qu’ils aient triomphé de leurs plus fermes résistances.

Ce n’est pas que la France n’ait eu ses héros de popularité ; mais ils ont paru à des époques d’anarchie ou de transition, les uns dans les troubles de la ligue et de la fronde, les autres pendant les crises d’une rénovation nationale qui a changé à chaque fois le principe et la forme de la société politique. Or, ce qui caractérise les hommes que nous désignons ici, c’est que, soumis à toutes les conditions du régime qui gouverne leur pays, ils y croient assez pour en vouloir corriger les vices, et n’ont d’autre dessein que d’y introduire des réformes, En un mot, leur mission répond à celle des tribuns du peuple de la république romaine, à la seule différence qu’ils n’exercent pas comme eux une charge légale.

Les tribuns (dans cette acception propre du mot) ne peuvent donc naître que dans les empires qui ont beaucoup vécu. Quand la France sera plus loin de l’ère de ses révolutions, lorsque le temps, en assurant la durée des institutions qui elle s’est données, les aura cependant faussées dans certaines parties, et qu’il sera devenu nécessaire de combattre l’esprit de conservation qui perpétue trop souvent le mal par respect pour son antiquité, alors les tribuns véritables ne lui manqueront pas. Jusque-là, s’il est bon de les bien connaître, comme nous le croyons, ne fût-ce que pour les distinguer des faux tribuns dont l’espèce en tout temps abonde, c’est dans les annales des autres peuples qu’il faut en étudier les modèles. Aucune histoire ne contiendrait plus de leçons fameuses sous ce rapport que celle des républiques anciennes. Malheureusement, dès que nous voulons les approfondir, nous nous sentons dépaysés dans un milieu d’idées et de croyances trop différens du nôtre ; à cette grande distance, réduits que nous sommes au petit nombre de jugemens contemporains arrivés jusqu’à nous, nous ne voyons pas bien les causes secrètes des évènemens et les motifs intérieurs qui ont fait agir ces hommes. Quoique la nouvelle école historique ait réussi à porter la lumière dans quelques-unes de ces obscurités, le champ des conjectures est si vaste, il est si malaisé à l’homme moderne de s’oublier lui-même, quand il a à juger, le plus souvent à deviner l’homme antique, qu’on peut craindre que les portraits qui nous semblent les plus fidèles ne réfléchissent encore notre image. Il y a une étude plus facile et plus sûre, c’est celle que nous offre la nation dont la vie politique a le plus de ressemblance avec la nôtre, et qui en même temps présente par certains endroits des analogies frappantes avec celle des Romains. Là les matériaux fourmillent, les ressorts sont à jour, et les faits qui ont suscité les hommes ne sont ni assez étrangers aux nôtres ni assez complètement finis pour ne pas posséder au moins à nos yeux un attrait de curiosité sympathique.

L’Angleterre est en effet de tous les pays libres celui où les tribuns ont le plus d’occasions de s’élever, parce que sa constitution comme ses mœurs consacre l’inégalité sociale. Or là où une aristocratie domine, le peuple, surveillant avec jalousie l’exercice de ses privilèges, est toujours prêt à combattre les abus qu’ils engendrent. La querelle du patriciat et du parti plébéien est, pour cette raison, éternelle chez les Anglais comme elle l’était à Rome, et seuls ils possèdent un forum parce que seuls ils ont un sénat.

C’est pour cette raison que depuis long-temps, en Angleterre, chaque question de politique domestique finit par se personnifier dans un de ces hommes qui tiennent leur force de la multitude. La réforme parlementaire fait à elle seule la célébrité de plusieurs personnages populaires, tant elle a coûté d’efforts et rencontré d’obstacles. L’un de ceux qui y ont le plus marqué est sir Francis Burdett, qui vient de mourir à Londres. On ne croirait guère, au peu de sensation qu’a produit cette mort, qu’il fut pendant vingt ans l’objet des adorations du peuple anglais et presque l’effroi de ces cabinets qui soulevaient l’Europe contre Napoléon. Avoir fait tant de bruit alors, et s’éteindre aujourd’hui dans un complet oubli ! Il y a là un contraste qui nous engage à arrêter le lecteur devant le portrait d’un homme dont il ne connaît peut-être que le nom.

Il faut dire d’abord la nature des circonstances au milieu desquelles sir Francis Burdett a paru. C’était au fort de la révolution française. On sait que l’année 1793 ne fut point seulement sombre pour la France. La révolution avait passé le détroit ; une fermentation sourde circulait dans les masses, Ce n’était plus cette inquiétude constante des gouvernemens libres à laquelle les Anglais étaient accoutumés depuis trop long-temps pour qu’ils s’en fussent effrayés ; c’était une agitation d’origine étrangère, un débordement de doctrines égalitaires, tout-à-fait en dehors des habitudes constitutionnelles de la nation. Au-dessous de l’opposition traditionnelle et régulière remuait une faction nouvelle dont Thomas Paine était le théoricien, et qui avait organisé deux centres puissans d’action sur le modèle des célèbres jacobins : la Corresponding society et la Society for political information. Pitt n’attendit pas que l’ébranlement du pays se fût communiqué à des institutions qui, admirables pour l’époque où elles avaient été établies, et bien que prudemment modifiées d’âge en âge, avaient tant retenu de leur origine féodale. Il fit comme les consuls dans les beaux temps de Rome, il pourvut par des moyens énergiques et prompts au salut de la chose publique. L’année 1794 vit la suspension de l’habeas corpus, la fermeture de tous les clubs de correspondance et l’arrestation des principaux meneurs. Le jacobinisme anglais, pour nous servir de l’expression en usage alors, ne se releva point de ce coup.

Les dangers immédiats étaient écartés ; mais la contagion des principes français avait produit des conséquences que le bras le plus ferme ne pouvait atteindre. On s’aperçut bientôt que l’état de toutes les grandes questions constitutionnelles qui restaient à résoudre, était changé. Dès ce jour, elles s’imprégnèrent de radicalisme, cessèrent de s’appuyer sur les intérêts étroits des partis groupés autour du pouvoir et descendirent jusqu’au fond de la nation. Aucune ne subit une métamorphose plus complète que celle de la réforme du parlement. Jusque-là, elle n’avait été guère qu’un thème d’opposition, qu’un moyen de tactique dans le sein de la chambre des communes. Whigs et tories reconnaissaient que cette réforme était juste et désirable ; mais profitant également de la corruption, ils s’entendaient pour en prolonger la durée, et ce sujet délicat ne revenait dans les discussions des chambres que lorsqu’on n’espérait plus trouver ailleurs une issue aux difficultés de l’instant. Il semblait que ce fût une maladie chronique de la constitution qu’on oubliait dès que l’accès était passé. Quand la révolution de 89 éclata, la question sommeillait depuis quelques années. À ce moment elle se ranima tout à coup, et l’on put croire qu’elle allait marcher vers un terme prochain. Tout le nouveau parti whig, dont Fox était le chef, avait deviné en effet qu’on ne pouvait plus différer de la résoudre, après un aussi grand évènement ; mais Pitt, qui, lorsqu’il était dans l’opposition, s’était montré le partisan passionnel de la réforme, eut le courage d’affronter le reproche d’inconséquence politique, et de s’en déclarer franchement l’adversaire pour des raisons d’état dont on ne peut contester aujourd’hui la prudence ni la justesse. Présentée par M. Flood en 1790, une première motion pour la réforme n’eut d’autre résultat que de dessiner nettement les deux opinions. En vain M. Grey (depuis comte Grey) renouvela la même tentative trois ans après, et plus tard encore, en 1797 : le dégoût provoqué par les fureurs