Page:Revue de Paris, 29è année, Tome 5, Sep-oct 1922.djvu/123

Cette page a été validée par deux contributeurs.

écrit-il à Strakov, en 1870. Et dans une autre lettre : « Comment puis-je écrire quand j’ai faim ?.. Mais que le diable me prenne avec ma faim. Elle, ma femme, nourrit son enfant, et elle est obligée d’engager son dernier jupon en laine… Et on me demande des œuvres d’art et de poésie pure, sans effort, sans brouillard, on me cite l’exemple de Tourguéneff, de Gontcherov ! Qu’ils viennent voir dans quel état je travaille… » Et chaque fois où il touche à cette question, que ce soit à Strakov, à Maïkov ou à son frère Michel, il a « besoin d’argent plus que jamais ». Pourtant il en gagnait assez, mais jamais à temps et était constamment endetté auprès de ses éditeurs, parce que « nature large », — telle qu’il décrit la nature russe dans les pages consacrées à Vlass, — il ne savait pas garder l’argent gagné.

L’amour ou, plus exactement la passion chamelle, joue un plus grand rôle encore dans « la vie d’un grand pécheur » : « Lambert et lui : tableau complet de la débauche », lit-on dans le plan. « Mais Lambert s’y plonge avec délice et goûte le suprême plaisir, tandis que l’autre s’y adonne, avec une soif irrésistible certes, mais aussi avec angoisse. La vanité, la boue et la stupidité de la débauche le confondent. »

On ne trouve guère d’aveu direct de Dostoïevsky sur ce point, sauf en un post-scriptum à la lettre à son frère, le 16 novembre 1845. Lisons : « Les petites Mina, Clara, Marianne et les autres deviennent diablement jolies, mais coûtent énormément d’argent. Ces jours-ci, Tourguéneff et Belinsky me chapitrèrent d’importance pour ma vie dissolue. »

Mais son ouvrage Le Sous-sol[1], écrit la même année et publié en 1846, nous renseigne amplement à ce sujet, tous les biographes de Dostoïevsky et ses amis intimes étant d’accord pour y voir des scènes vécues ; et elles sont telles qu’il est permis de les affilier non seulement à la caractéristique qu’on vient de lire concernant « le grand pécheur », mais encore à ceux où il est dit de celui-ci : « Il se jouait de Katia », « l’a couverte de honte », la forçait de l’adorer, alors qu’il tyrannise « la petite boiteuse », parce qu’il l’affectionne profondément, la bat, « pour ne pas l’embrasser », lui confie ses rêves les plus secrets, ceux qui « entraîneraient sa mort, si quelque autre les surprenait ».

Nous arrivons enfin au problème qui domine toutes les autres préoccupations du héros et de son auteur : l’existence de Dieu, problème dont la solution déterminera la raison de vivre de l’un et de l’autre. Rappelons ici encore la phrase de la lettre de Dostoïevsky où celui-ci parle de l’idée maîtresse de La Vie d’un grand Pécheur : « Le principal problème, traité dans toutes les parties, est celui-là même qui m’a tourmenté toute ma vie, consciemment ou inconsciemment : l’existence de Dieu. » À l’exemple de son héros, il fut « tantôt croyant,

  1. Traduit partiellement en français sous le titre de. l’Esprit souterrain (Plon, éditeur). Une autre traduction a paru chez E. Fasquelle.