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Schidlovsky, ami de jeunesse de Dostoïevsky, le prototype à la fois du « grand pécheur » et de Stavroguine adolescents. Cela n’empêche pas Dostoïevsky d’avouer, à vingt-cinq ans, dans une lettre à son frère Michel : « J’ai un horrible vice : un amour-propre infini et une ambition illimitée. » Il le dit en constatant le succès foudroyant de son premier roman Les Pauvres Gens : « Ma gloire atteint son apogée. En deux mois, il a été parlé de moi dans trente-cinq publications. On me porte aux nues en certaines, on fait quelques réserves dans d’autres, on me vilipende dans les troisièmes. Qu’y a-t-il de plus beau et de plus haut ? » Cependant, il est « tourmenté et chagriné » du fait que tous les nôtres (dont Belinsky, lui-même, à l’appréciation autorisée duquel il doit le triomphe des Pauvres Gens) et le public, « tous, tous, comme se donnant le mot, trouvent Goliadkine (héros de sa deuxième œuvre : le Sosie) ennuyeuse et délayée au point qu’il est impossible de la lire ! » « L’idée que j’ai trompé les espérances et gâté une chose qui pouvait être une grande œuvre me tue. » Et bien qu’il vive « dans un enfer », qu’il soit malade de chagrin, il ajoute, dans la même lettre : « Une foule de nouveaux écrivains apparaissent. Certains sont merveilleux. Parmi eux, Herzen et Gontcharov sont particulièrement remarquables… On les loue énormément ; la primauté me reste quand même, et j’espère que c’est pour toujours. »

Voici pour « l’orgueil incommensurable et la lutte contre la vanité ».

Quant à « l’accroissement de la force intérieure », ou « l’exercice de la force de volonté » du « grand pécheur », nous les retrouvons chez Dostoïevsky dans les moments décisifs de sa vie — sur l’échafaud, au bagne — mais l’aveu direct ne se manifeste dans sa correspondance que fortuitement : « J’ai imaginé un nouveau genre de délices — assez étrange — : me faire languir », écrit-il à son frère Michel en 1840. « Je prends ta lettre, je la tourne plusieurs fois dans mes doigts, je la tâte, je la soupèse et, après avoir bien contemplé l’enveloppe cachetée, je la mets dans ma poche… Tu ne saurais croire quelle volupté cela procure à l’âme, au cœur !… »

Le « grand pécheur » est « insociable », « passionnément exclusif », tout renfermé dans ses pensées. Dostoïevsky l’est autant dès ses années de l’École d’Ingénieurs de Saint-Pétersbourg, à en croire les souvenirs de ses camarades. Et plus tard, en 1854, il écrit à son frère Michel, de Sibérie, après sa libération du bagne : « Je vis ici en isolé ; je fuis le monde comme à l’ordinaire. »

Il le fuit par un sentiment de dédain pour l’état de médiocrité où vivent les hommes, autant que « le grand pécheur » les mésestime, voire en ressent du dégoût.

Dès l’éveil de la conscience du petit héros, celui-ci « éprouve du dégoût pour les gens », et cela « par un sentiment d’orgueil de sa nature dominatrice ». « Il est frappé de voir tous ces gens (les adultes), prendre au sérieux leurs balivernes et être plus bêtes et plus insignifiants qu’ils ne le paraissent. »