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le futur héros de tous les cinq romans », dont devait se composer l’œuvre totale, sous le titre général de La Vie d’un grand Pécheur : « Il est enfermé au monastère par ses parents (qui sont de notre milieu intellectuel) pour y recevoir de l’instruction. Louveteau et nihiliste, le gamin se lie avec Tikhon dont vous connaissez le caractère. Ce sont mes deux principaux personnages. »

On sait l’admiration de l’auteur pour le vrai évêque Tikhon, surnommé Zadonsky, qui devait servir de modèle au Tikhon du roman et que Dostoïevsky avait reçu « depuis longtemps dans son cœur ». Ceux qui ont lu la vie du saint ne se tromperont pas sur l’origine de la sympathie particulière de l’auteur pour lui. Elle est certainement dans la mansuétude infinie de Tikhon Zadonsky pour les péchés des autres et dans sa rudesse pour lui-même.

Durant les quatre ans et demi de sa gestion de l’évêché de Voroneje, il ne cessa de recommander à son clergé de se montrer au confessionnal pitoyable aux fidèles désespérant de la miséricorde divine et de ne pas se borner aux paroles de consolation, mais d’amener le pécheur au repentir durable par la bonté agissante. Chef suprême du tribunal ecclésiastique, — nous sommes en 1763, — l’évêque de Voroneje faisait moins acte de juge châtiant les crimes, que de pasteur d’âmes prenant souci de redressement.

Retiré au couvent Zadonsky, il y vit dans les privations, en consacrant vingt heures, sur les vingt-quatre, moins à la prière qu’à de durs travaux manuels, à de pieux entretiens avec les gens du peuple, qu’il aille les réconforter chez eux, ou qu’il reçoive ceux qui affluent vers lui des quatre coins du vaste empire ; il les accueille avec une telle humilité, un tel aveu de ses propres faiblesses qu’il impressionne les plus endurcis dans le vice. Se trouvant un jour dans une maison amie et engagé dans une conversation avec un Russe d’esprit « voltairien », il s’évertue à le convertir avec douceur, mais aussi avec fermeté. L’autre, caractère violent et irascible, s’emporte et va jusqu’à souffleter l’évêque. Alors, celui-ci, bien que cœur ardent lui aussi, tombe aux pieds de l’offenseur et le supplie de lui pardonner ; on se doute de l’effet décisif que produisit sur le contradicteur brutal ce geste du saint homme : le mécréant se montra depuis le plus pieux des fidèles du Christ.

Tel fut Tikhon Zadonsky sur lequel Dostoïevsky comptait modeler « une majestueuse, une sainte figure » et qui, suivant son expression, incarnait le type « positif » de la société russe. Il le note dans une lettre (du 6 avril 1870) à son ami Maïkov et ajoute : « Qu’en savons-nous ? Peut-être est-ce précisément Tikhon qui est notre type russe positif, celui que cherche notre littérature, et non pas Lavretsky, ni Tchitchikov, ni Rakhmatov et les autres[1]. »

Ce qui n’est pas douteux, c’est la permanence dans la société russe

  1. Héros respectifs de la Nichée des Gentilshommes de Tourguéneff, des Ames Mortes de Gogol, et de Que faire ? de Tchernischevsky.