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aucun doute, ils ne comprenaient rien ni dans l’anarchie, ni dans Assine, mais ils savaient autre chose, ce qu’il y a de plus important, d’éternel, et que la foule correctement fâchée du quai ne soupçonnait même pas ; et ils étaient plus hauts qu’eux-mêmes et que leur étendard grossièrement façonné. Et tout cela — avec beaucoup d’autres choses qu’il serait long d’écrire, je l’ai vu sur leurs visages.

Et comme ils portaient leurs carabines ! c’était tout un poème. Ce qui toujours avait été dirigé contre eux et les avait menacés de mort, était maintenant entre leurs mains. Il faut avoir senti cela ! L’arme en faisait des hommes ; par toutes leurs figures ils l’exprimaient. Et, selon toute apparence, ils s’estimaient, avec ces carabines, invincibles, forts, et libres jusqu’à l’horreur. J’ordonnai au cocher d’aller au pas et je les contemplai longuement, ému ; et, dans mon âme, de troubles désirs se levaient de les rejoindre.

Et le lendemain par les journaux il fut clair de nouveau que c’étaient de simples imbéciles.


9 mai, le soir. — L’attitude de ces fous est très intéressante à l’égard des « techniciens, et spécialistes » comme ils appellent tous les hommes cultivés, intelligents et qui leur sont nécessaires. Ils en ont peur, mais sans eux ils ne peuvent rien faire, même leur naïf socialisme ; alors ils prennent ces « techniciens » en les payant (Lénine écrit qu’il n’y a rien à faire, que l’on peut donner pour les techniciens même des centaines de millions) et mettent près de chaque général deux des leurs, armés de fusils ; à la première alerte, une balle dans l’oreille. C’est ainsi également qu’ils louent des financiers, des ingénieurs et en général des hommes d’intelligence et de savoir ; ce qui va le plus mal pour eux ce sont les artistes, bien que, même là, l’argent leur en procure quelques-uns.

Mais la situation est malgré tout désespérée. Ces êtres à forme humaine prennent comme serviteurs, mieux, comme esclaves, des hommes qui sont plus hauts qu’eux et qui par cela même les menacent toujours ; les plus fous louent des gens sains qui peuvent toujours, malgré les ruses, la férocité et la malignité des fous, les tromper et, un mauvais jour,