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LA REVUE DE PARIS

que le Souverain Juge regrettait un peu sa sévérité d’autrefois ; car il ajouta sur un ton de bienveillance :

― N’espérez pas que je vous pardonne et que je vous permette jamais de jouir une seconde fois des félicités du Paradis. Ce qui est fait est fait, et mes sentences sont irrévocables. Il faut que vous subissiez les effets de ma malédiction. Si je manquais à ma parole sacrée, je me méconnaîtrais moi-même. Toutefois, puisque je suis venu vous voir, je ne veux pas m’en aller sans vous laisser un souvenir de ma visite. À vous-mêmes il m’est impossible de rien donner, puisque je vous ai maudits ; mais vos enfants sont innocents, et ce sera un plaisir pour moi de faire à chacun d’eux un petit cadeau…

Ève lui présenta aussitôt les quatre préférés.

― Quatre enfants seulement ? ― s’étonna le Seigneur. ― Je vous croyais une descendance plus nombreuse. Mes cadeaux ne me ruineront pas. Allons, petits, approchez.

Les quatre polissons s’alignèrent devant le Tout-Puissant qui les examina avec attention. Après cet examen :

― Viens ici, toi, ― dit-il en désignant un petit, sérieux et ventru, au regard pénétrant et aux sourcils froncés, qui avait écouté gravement toute la conversation en se suçant le pouce. ― Je te confère le pouvoir de juger tes égaux. Tu seras le dispensateur de la justice ; tu interpréteras à ta guise les lois faites par d’autres ; tu posséderas le privilège de définir ce qui est le Bien et ce qui est le Mal, sauf à changer d’opinion de siècle en siècle. Tu assujettiras tous les délinquants aux mêmes règles pénales, mesure aussi sage et prudente que celle par laquelle les médecins prétendraient guérir tous les malades avec le même remède.

» Ta situation dans le monde sera la plus stable, la plus inamovible. Avec le temps, il arrivera peut-être que les hommes doutent de tout ce qui les entoure ; il arrivera peut-être qu’ils osent discuter sur ma propre existence et qu’ils me nient. Mais toi, tu n’as rien à craindre. Tu seras la Justice auguste et infaillible, qui ne se trompe jamais, et sans laquelle la vie humaine est impossible. Ceux-là mêmes qui se feront de leur incrédulité absolue un titre de gloire, ne laisseront pas de s’indigner, si quelqu’un a l’audace de mettre en doute ta rectitude. Et si tu tombes dans des erreurs