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LES QUATRE FILS D’ÈVE

― Comment m’habillerai-je pour recevoir dignement un si grand personnage ? En vérité, je n’ai presque rien à me mettre.

Elle considéra avec tendresse une longue tunique noire, de coupe sévère, qui ne laissait voir aucune ligne de son corps blanc. Mais ensuite elle pensa que tous les visiteurs seraient des hommes, et qu’il serait mal à propos de les recevoir avec tant d’austérité.

Tout à coup, comme elle venait de choisir une de ses toilettes mixtes, très hardie par un bout et très discrète par l’autre, une vraie tempête de cris et de pleurs arriva à ses oreilles. Toute sa progéniture était en révolution. Cette progéniture ne se composait que d’une centaine d’enfants, mais elle faisait tant de tapage qu’il semblait que toute la terre s’était mise à hurler.

Pour la première fois de sa vie, Ève arrêta longuement ses regards sur ce petit monde. Ils avaient les cheveux ébouriffés, les joues tachées de boue sèche, le nez couvert de croûtes. Leur mère, trop absorbée par ses inventions de modiste, les avait oubliés durant des mois et des mois.

« Comment présenter tous ces polissons-là au Seigneur ? se dit-elle. Ils sont trop laids. Le Tout-Puissant croirait que je suis malpropre et mauvaise mère. Car le Seigneur est un homme, et les hommes sont incapables de comprendre combien il est difficile de soigner tant de moutards. »

Et elle se mit à récriminer contre Adam, comme si c’était lui qui avait à répondre de l’abandon dans lequel vivaient leurs enfants.

Mais le temps passait, et il était urgent de faire le choix de ceux qui seraient présentés. Après beaucoup de doutes et d’hésitations, elle en choisit quatre, ceux pour qui elle avait un faible ― quelle mère n’a ses préférences ? ― et elle les débarbouilla, les habilla le mieux qu’elle put. Puis, avec force bourrades, elle poussa tous les autres dans une étable et les y enferma sous clef, malgré leurs protestations.

Déjà les visiteurs célestes arrivaient. À peine Ève eut-elle le temps de donner un dernier coup d’œil à sa toilette, de tapoter sa robe pour en faire disparaître les faux plis et de passer le peigne sur les boucles indociles de sa chevelure.

Blanche et lumineuse, une colonne de nuées descendit du