Page:Revue de Paris, 29è année, Tome 2, Mar-Avr 1922.djvu/261

Cette page a été validée par deux contributeurs.
263
LES QUATRE FILS D’ÈVE

blique Argentine, où il venait travailler depuis trente ans, lui valaient une solide réputation. Pour ses compatriotes et surtout pour les nouveaux venus, il était une espèce de patriarche ; et il profitait de ce prestige pour prendre la meilleure place près de la marmite, pour dormir dans le coin le plus commode, et même pour se décharger des besognes les plus fatigantes sur quelqu’un de ses fidèles admirateurs.

Un soir, après souper, tio Correa, assis à terre, contemplait son assiette de métal déjà vide, et « tirait » en vain sur un cigare qui ne voulait pas s’allumer. Sa chemise entr’ouverte laissait voir sur sa poitrine une épaisse toison grise. Autour de lui, une trentaine de moissonneurs espagnols faisaient cercle, assis à terre comme lui ; et les dernières lueurs du feu se reflétaient sur leurs visages vernis par la brûlure du soleil.

Quelques étoiles commençaient à clignoter sur la pourpre d’un ciel ensanglanté par le crépuscule. Les champs s’étendaient, pâles, estompés par la lumière incertaine du soir : les uns déjà fauchés et rendant par leurs blessures ouvertes la chaleur emmagasinée dans leur sein ; les autres, vêtus encore de leur onduleux manteau d’épis, où les premiers souffles de la brise nocturne faisaient courir un frisson. Des machines agricoles se détachaient sur le rouge sombre de l’horizon comme de monstrueux animaux qui commenceraient à surgir des profondeurs de la nuit. Dans l’obscurité croissante, les tracteurs automobiles et les batteuses prenaient des contours analogues à ceux des êtres gigantesques qui avaient couru sur cette plaine aux temps préhistoriques.

― Ah ! mes enfants ! ― dit le tio Correa, en se plaignant d’une persistante douleur dans les articulations. Ce qu’un homme est obligé de travailler et de souffrir, pour gagner son pain quotidien !

Après cette lamentation, il continua de parler au milieu d’un profond silence. Tous les yeux étaient fixés sur lui. Ses compatriotes attendaient un conte qui les ferait rire, ou une émouvante histoire qui leur ferait allonger le cou d’étonnement, et de curiosité, jusqu’à l’heure de dormir. Mais, cette nuit-là, le vieux se montrait taciturne et plus disposé à gémir qu’à distraire les camarades.

― Et il en sera toujours ainsi, ― continua-t-il. ― Le mal