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Le voyageur qui s’embarque sur le méchant petit bateau qui fait trois fois par semaine le service entre Algésiras et Tanger, jouit à mesure que tourne l’hélice d’un spectacle véritablement beau. D’un côté, c’est la ville espagnole, avec ses maisons colorées enfouies dans les jardins touffus ; de l’autre, c’est le prodigieux rocher de Gilbratar, suprême effort d’un continent dont on dirait qu’il se soulève avant de mourir, pour dominer une dernière fois les mers et jeter un regard inquiet sur cette terre rivale qu’on voit au loin et qui barre l’horizon de son aspect farouche. Le navire creuse les eaux vertes et bientôt le voici qui se trouve au milieu du chenal ; les monts d’Andalousie et les chaînes du Rif projettent, sur la mer docile, leurs ombres réciproques. Mais si belles que soient les visions dont se remplissent les yeux, elles ne suffisent pourtant pas à détourner l’esprit des saisissantes pensées qui vous pressent de toutes parts. Ce bras de mer entre deux murs rugueux, n’est-ce point le vrai carrefour du monde ? Voici l’Europe avec son orgueilleux promontoire ; voilà le vestibule de l’immense Afrique ; ici la porte méditerranéenne qui, de soleil en soleil, mène jusqu’aux plus lointaines Asies ; là, la porte Atlantique, qui s’ouvre sur le désert des houles, mais au delà desquelles il y a les grandes Amériques et les Îles. Toutes les races, toutes les civilisations, l’histoire même de l’homme, il semble que ce soit ici le lieu d’en faire les plus vastes synthèses. De quelque côté que l’on se tourne ce n’est pas seulement sur un horizon de terre et d’eau que le regard se pose ; mais sur les horizons, lourds de passé et riches d’avenir, des humanités qui sont mortes, des humanités qui vieillissent et des humanités qui naissent. Au surplus ces passionnantes réflexions aident à supporter la traversée qui sur le frêle bateau n’est guère propice au voyageur qui n’a pas le pied marin. La pestilentielle odeur de friture à l’huile qui s’échappe de l’entrepont fait le trait d’union entre les cuisines espagnoles et les cuisines marocaines et met déjà le cœur à l’envers. Toutefois l’épreuve n’est pas longue. Cette baie aux contours harmonieux, cette ville