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ainsi, Valentine souffrirait tout de même… Elle sait bien que nous l’aimons tous deux.

Ces paroles ne faisaient que répéter les pensées de Pierre. Il se borna à répondre :

— Partirons-nous tous deux ?

C’est la question que se posait Philippe. Encore que, maintenant, l’absence ne fût plus une souffrance physique, il était affreux de se séparer. Mais ils concevaient que la logique de leur destin exigeait une séparation au moins passagère.

— Au fond nous sommes d’accord, — reprit Pierre… Nous nous retrouverons souvent…

— Lequel partira ?

— Notre volonté ne saurait le décider… Nous nous en remettrons au sort !…

Le sort désigna Philippe…


Accablés, ils s’accoudèrent un long moment, devant le jardin nocturne. Un vent chaud s’élevait de la mer ; des nuées sillaient devant le disque écorné de la lune, et donnaient au site une vie fébrile mais ravissante. L’âme des jeunes hommes était amère et pleine de révolte. Tous deux souffraient mais Philippe plus que Pierre : il entrait dans un exil tragique et terrible. Il n’existait pas pour les hommes, il n’était pas né !… En quittant sa mère, c’était comme s’il y renonçait définitivement ; son amour pour Valentine ne serait plus qu’un supplice…

Pierre avait un sens immédiat de la « passion », au sens latin et biblique, de ce compagnon dont il commençait à peine à se différencier. Toutes les pensées qui traversaient le cerveau de Philippe traversaient le sien. L’épreuve lui parut soudain insupportable :

— Ne partez pas ! — gémit-il.

— Nous savons qu’il le faut ! — répliqua Philippe… — Obéissons à la loi qui nous a divisés et qui nous conduira à vivre chacun une autre existence. En demeurant ensemble, nous ne ferons que rendre l’avenir plus affreux… et Valentine sera irréparablement malheureuse.

— Cependant, — dit Pierre avec agitation, — ce départ ne doit rien décider… j’attendrai… tout demeurera en suspens.