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confuse. La nuit devenait plus sombre, et la pluie ne cessait de laver les quais et d’éteindre les lampions : mais des groupes se formaient autour des lanternes des boutiques ambulantes, sous les arcades des palais et les portes des grandes maisons. Les femmes mettaient leurs robes sur leurs têtes ou se cachaient sous des parapluies rouges larges à couvrir une famille, mais leur curiosité ardente les tenait amassées autour de l’accident inespéré, qui retenait les hommes dans les chemins. L’essentiel était de ne pas rentrer chez soi. Le mobile de la plupart des actions de la rue est l’ennui de la maison. L’occasion était rare et avidement saisie. On n’a pas tous les soirs de ces émotions ; chaque homme voulant voir agir les autres, personne ne s’en allait. Ces spectateurs de rien étaient spectacle l’un à l’autre. Les seules victimes de cette nuit étaient des victimes muettes, des feuilles éparses et dédaignées qui roulaient dans l’ombre, vers la mer, entre les hautes murailles du fleuve. On les voyait passer par entassements énormes quelquefois, et figurer de larges radeaux, sur lesquels un homme aurait pu s’embarquer. Elles voyageaient ainsi de concert entre les quais, et puis elles se séparaient comme désespérant de leur salut. Quelques agrafes dorées se décrochaient, et tout s’enfonçait dans l’eau paisible et se perdait aux yeux parmi les nuances pâles des lames de la rivière. Parfois de longues pages des manuscrits antiques se déroulaient lentement sur les vagues et traînaient comme les voiles d’une vestale ; leurs plis paraissaient se gonfler en nageant et faire des efforts pour montrer les trésors que l’esprit du temps allait perdre pour toujours. Quelques enfants alors se jetaient à la nage, mais il y avait des hommes qui les suivaient et leur défendaient de secourir les feuilles à demi submergées, — pauvres restes du passé qui avaient glorieusement traversé l’océan des siècles barbares et qui devaient ainsi faire naufrage dans la cité des lumières.


III

LE PAYS LATIN

À mesure que les silencieux observateurs s’éloignaient des quais, la foule devenait moins épaisse, les groupes plus rares,