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avec lequel ils pussent engager ce défi secret : « Pourras-tu m’émouvoir ? pourras-tu m’attendrir, m’effrayer ou m’enchanter ? » Les yeux dévorants regardaient à vide et flamboyaient sur des joues dévorées. De temps en temps des jeunes gens fatigués passaient vite et renversaient ce qui était devant eux, sans savoir pourquoi ils faisaient cela. Ils se mettaient à courir en se tenant six de front, jetaient des cris sauvages dont ils ignoraient eux-mêmes le sens, puis s’arrêtaient et se regardaient entre eux, étonnés de n’être pas gais après des cris si joyeux. Abattus tout d’un coup, ils suivaient, la tête basse, le flot des autres têtes et ne parlaient plus. Des hommes forts et larges d’épaules, arrivaient au milieu de tout cela et se faisaient place par leur propre masse. Ils élevaient, au-dessus des têtes, des fronts chauves et des bras robustes, et agitaient leurs chapeaux en signe de fête et d’allégresse coutumière, qui semblait une menace à quelqu’un ou à quelque chose. Ensuite l’ennui les prenait et ils regardaient autour d’eux, d’un œil stupide et endormi. Les femmes enveloppaient leurs enfants dans leurs tabliers et se consolaient de la joie publique par leurs caresses secrètes ; elles promettaient à ces pauvres petits affligés un repos prochain, ou cherchaient à leur faire trouver beaux les feux grossiers et les noires fumées des lampions, dont l’odeur faisait pleurer et reculer ces malheureux à demi assoupis. Au milieu de tous, se parlaient à voix basse des hommes graves, dont les regards ne savaient où se prendre et qui cherchaient où se réfugier, forcés de descendre avec le courant. Mais lorsque les deux inséparables parvinrent aux bords de la rivière, ce fut là qu’ils trouvèrent la joie franche, et qu’en s’approchant, il leur fut facile de démêler la cause des rires âcres, rudes, convulsifs, inextinguibles qu’ils entendirent. Des enfants et des femmes tiraient de l’eau des livres déchirés et des manuscrits souillés et mutilés par la fange, le plâtre et le sable. Des hommes à qui ils les passaient les rejetaient par plaisir au milieu du fleuve, et quand on voyait, dans la nuit, ces livres faire jaillir une petite lueur et s’engloutir, c’étaient de grands cris de joie. L’un de ces hommes, vêtu d’une blouse grisâtre, y mettait plus d’ardeur que les autres et jouait ce jeu avec une sorte de haine sérieuse et réfléchie dont les deux observateurs s’étonnèrent. Ils s’appro-